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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

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Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Par Albert Bensoussan

Élie Sarfati, Le Buisson ardent

Un texte biblique me hante, une image patriarcale m’obsède, et je dois m’en délivrer, Moïse / Moshé, d’abord, notre Prophète primordial, celui sans qui nous ne serions pas, Hébreux, ce peuple de "l’autre rive" et qui nous a permis d’accéder, par le don de la Torah, la promulgation de la Loi, à la Vérité et la Justice, à la Grâce et la Félicité.

Moïse, au départ, n’est qu’un berger bègue qui ne sait que bafouiller mais qui, par son talent à rassembler le troupeau de Jéthro / Yitro, mérite d’épouser la fille de ce dernier, Séphora / Tsipora, celle qui chante comme un oiseau — c’est le sens de son nom. 

Et donc Moïse, qui avait fui la vindicte égyptienne, fut heureux sur les terres madianites, jusqu’à percevoir un jour l’appel du divin, auquel il répondit par le même mot qu’Abraham : Hineni הנני me voici"Dieu éprouva Abraham. Et II lui dit: "Abraham, Abraham !" et il dit: "Me voici" » (Genèse / Berechit, 22,1).

ויאמר־אברהם־אברהם־ויאמר־הנני

Hineni représente le fil de la filiation, le lien du récit des deux Serviteurs emblématiques du judaïsme — et l’on notera que ce fut le titre de la dernière chanson, testamentaire, fin 2016, de Léonard Cohen : « Hineni, hineni, I'm ready, my lord ».

Cet appel vient du feu, ce fameux esh אש qui est à l’origine de tout, moteur de la Création, inscrit dans Berechit bara, notre « big-bang » primordial, esh qui est énergie et forme divine. Et que Moshé voit brûler dans ce buisson – seneh סנה − sans se consumer : c’est ce qu’il nomme mareh מראה, autrement dit vision, apparition, et que l’on a traduit par la suite par prodige.

Ce que Moïse voit, c’est une apparition grandiose, hamareh hagadol המראה־ הגדל : Dieu est là, il est feu et il est éternel, comme le sont les flammes du soleil, toujours régénérées et lumineuses. Plus tard, dans l’errance sinaïque, quand le feu embrase la montagne où s’écrivent les Tables de la Loi – les Dix Paroles −, c’est le même mot – seneh — que l’on retrouve, mais avec l’adjonction de deux yod – synay סיני–, ce qui nous fait dire que Dieu est présent au buisson par la présence du hé – son souffle — mais qu’il est doublement présent sur la montagne sacrée par la présence redoublée du yod, ces deux lettres, hé et yod, conjointement au vav, composant le tétragramme : 

                                                                                                      יהוה

On notera, par ailleurs, que si seneh, perd son hé, sa finalité divine, son anagramme n’en est pas moins nes נס, qui signifie miracle et aussi étendard, désignant donc ce qui est élevé, fait pour être vu, comme les Hébreux levèrent les yeux vers le mont Sinaï entouré de feu, et comme ici Moïse le voit, ce feu miraculeusement apparu, brûlant incessamment au buisson.

C’est un buisson qui parle et la voix qui sort de son sein mitokh hasseneh מתוך־הסנה l’interpelle : Moshé, Moshé, à quoi il répond, comme Abraham, Hineni (Exode / Chemot, 3,4).

 

                                                                                        ויאמר־משה־מש־ויאמר־הנני 

 

et Dieu lui demande de se déchausser. Pourquoi et quel sens donner à cet impératif ? Aujourd’hui nous devons nous déchausser seulement à Kippour, et les rabbins nous disent qu’il faut proscrire le cuir des sandales, ce pourquoi d’aucuns usent d’espadrilles ou de tennis.

Mon père, lui, en entrant à la synagogue d’Alger au petit matin du Jour d’Expiation, enlevait ses chaussures et restait en chaussettes toute la journée, et moi je voyais bien qu’il était animé de la même foi révérante que notre Prophète. Il s’agit là d’éviter tout intermédiaire fâcheux entre le corps et la terre, et Moïse entend bien là que ce feu de Dieu qu’il voit brûler de façon grandiose et insolite, il doit le percevoir non seulement par les yeux, mais l’éprouver surtout en sa propre chair : le feu ou la foi entre en lui par la plante des pieds, le pénètre et monte en lui comme la sève nourrit les racines de l’arbre puisant dans la terre. Debout devant le buisson, il est, en effet, pétrifié comme un arbre, craintif et adorant. Ainsi devons-nous être au jour du Kippour, par nos pieds nus, arbres orant, puisant le feu divin par nos racines.

 

Erri de Luca, cet auteur napolitain qui, depuis des années, revisite inlassablement notre Torah, nos Nevi’im / Prophètes et nos Ketouvim / Écrits, a une interprétation astucieuse et cabalistique de cet épisode : partant de l’idée que les bègues ne le sont plus quand ils chantent, il se livre à un calcul numérique et cela aboutit à : « Ôte tes sandales », Shàl nealèkha של־נעליך, a la même valeur numérique (510) que shir שיר » il chante ».

Erri conclut donc : « Moïse dénude ses pieds et il chante » (Comme une langue au palais, Gallimard, 2006)

 

Ce lien entre les pieds nus et le chant me renvoie irrésistiblement à l’image de mon père en notre véranda d’Alger.

C’est l’été, il fait chaud, papa, qui est maintenant retraité, se livre désormais à temps plein à l’étude de la Torah et à la prière. Il est assis en pyjama sur une petite chaise dans la véranda. Il tient dans sa main droite son petit Tehilim et dans la gauche l’éventail de paille qu’il agite tout en se balançant, en cadence, sur son siège. Il a retroussé son pantalon de pyjama jusqu’aux genoux et a posé ses pieds blancs au sol en laissant devant lui ses babouches de cuir jaune. Je me traîne sur le carrelage, je suis encore un enfant, je me poste tout près de lui et contemple ses pieds nus, si beaux, si blancs, avec une intense impression d’équilibre et d’harmonie.

Papa chante nos psaumes, il est heureux comme à l’ouverture du Livre : « Heureux l’homme Ashré haïsh אשרי־האיש qui se tient à l’écart des méchants… » (Psaumes / Tehilim, 1,1). Mon père était l’image même de la bonté et de la bienveillance, et lui, le héros de Quatorze, que la guerre avait humilié dans sa chair, je ne lui ai jamais entendu dire un mot méchant. 

 

Erri a raison, il est visionnaire : les pieds nus et le chant vont ensemble, et mon père est prophète. C’est lui qui m’a donné ma foi en l’Homme, en la Torah et m’a fait croire en Dieu. Bien sûr, je lui en ai voulu quand il est parti en sa grande vieillesse et sur son lit d’agonie ses lèvres s’agitaient inlassablement, ressassant peut-être ce Tehilim qu’il savait par cœur, mais maman, toujours rassurante, nous disait : Voyez, mes enfants, il vous bénit ! Je sais aujourd’hui que papa est mort dans le baiser d’Élohim (Deutéronome / Devarim, 34,5) : ‘Al pi על־פי, non pas sur l’ordre de Dieu, comme traduisent les ignorants ou les mauvais poètes, mais, littéralement, sur la bouche peh פה de Dieu (il faut se garder de rationnaliser l’écriture hébraïque de la Torah, et lui conserver, comme a su le faire André Chouraqui, toute sa force brute, son imagerie bouleversante).

Comme Moïse, car Dieu l’aimait aussi sur sa bouche mutilée, si l’on songe au récit hagiographique : alors que l’enfant Moïse avait renversé d’un coup de patte la tiare de Pharaon, au grand courroux de ce dernier tout près de le fracasser, la preuve de son innocence avait consisté, par ce test qui présentait aux yeux du bébé, au choix, un sucre d’orge et un tison ardent, à forcer l’enfant à saisir le feu et à le porter à ses lèvres.

La main de Dieu avait poussé la menotte enfantine vers le tison et non vers la sucrerie, voilà pourquoi Moïse était bègue et dut plus tard, devant le Pharaon, se faire assister par son frère Aaron, son porte-voix. Aussi, quand Moshé se dresse au mont Nebo et contemple la Terre promise où il ne pourra pénétrer, et que ses yeux noyés de larmes se ferment à tout jamais, Dieu le prend dans sa bouche, dans son feu, et le ravit au regard des Hébreux.

Moshé fut et est enterré Dieu sait où. Nul ne le revit et ne sut jamais où reposait son corps.

Qui reposait en Dieu ? Et moi, qui m’interdit de penser que mon père, qui était tout pour moi, lui qui ne vivait que de Torah et de prières, a été ravi dans le baiser de Dieu ?

 

Mais je reviens à ces pieds nus, ceux de Moïse au buisson ardent, ceux de mon père sur la véranda s’abîmant dans la prière et la chantant inlassablement. Dans la Bible hébraïque qui appartenait à mon géniteur (Berlin, 1926) je trouve des paragraphes marqués au crayon ; or au chapitre 52 du livre d’Isaïe, les versets 7 et 8 sont vigoureusement encadrés de crayon fuchsine, violet violent, pour attirer mon attention − car mon père, en me confiant son ouvrage le plus précieux, savait bien que j’y porterais plus tard mon regard le plus attentif et mettrais mes pas dans les siens, mes pieds sur ses pieds blancs, comme enfant il aimait me promener dans le couloir : oui je posais mes petites plantes nues sur ses grands pieds blancs pour ne pas toucher le carrelage, éviter d’avoir froid, et l’on déambulait dans la nuit avec une prudence maladroite, et sagement dirigée ; oui, cette image est celle de toute ma vie, car j’ai toujours avancé sur les pieds de mon père. Or que disent ces versets d’Isaïe, à mes yeux capitaux et définitivement prophétiques :

Qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds du messager qui proclame la paix, qui annonce de bonnes nouvelles, qui proclame le salut — machmiya’ yeshou’a משמיע־ישועה– , qui dit à Sion : Ton Dieu règne ! Tes guetteurs élèvent la voix, ensemble ils crient d’une voix vibrante, car, face à face — ‘ayin be’ayin עין־בעין œil à œil –, ils voient Hachem יהוה revenir à Sion.

 

Ce texte est messianique, plus que tout autre de ce prophète de l’Exil dont la voix forte a le plus prêché le retour à la Terre et ranimé l’espérance d’Israël.

Mon père était un homme de paix et savait bien de quoi il parlait, car il fut dans les tranchées de la Somme et grièvement blessé (nous habitions à Alger au Foyer des Mutilés, 18 rue Danton). Il savait tout de la guerre et du meurtre des hommes.

Quand il disait Chalom ce n’était pas dans sa bouche un vain mot, c’était un message.

Et aujourd’hui encore, je revois ces pieds nus de mon père qui chantent, comme Erri de Luca a entendu chanter les pieds de Moshé, et je chante à mon tour : qu’ils sont beaux les pieds de mon père qui annoncent à la terre entière que la paix est à portée de main, que la paix est inévitable, autant et plus que toute guerre, que la Torah ne contient qu’un message qui est de paix. Qui est de vie. Qui est promesse de la vie.

C’est pourquoi, en raccompagnant la Torah dans son armoire sainte nous chantons ce psaume de David qui s’achève sur ce mot qu’à Alger, sous l’immense voûte du Grand Temple de la place du Grand-rabbin Abraham Bloch, nous clamions, en haussant notre voix dans l’aigu, dans l’extrême aigu − si haut était notre vœu, et stridente notre aspiration : Bachalom בשלום. Oui, dans la paix / par la paix.

 

Après quoi le rabbin Chemoul, le ministre officiant, se penchait sur la nacelle de la tevah et lançait à tout un chacun :

        Lekh besim’ha לך־בשמחה

       Va dans la joie !

 

Albert Bensoussan

 

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