Imprimer
Affichages : 1668

Avoir le football au cœur en Algérie

Champions d' Alger ‌1948-1949

De mon passé footballistique en Algérie, il ne me reste que deux minuscules photos aux bords dentelés où j’apparais dans l’équipe minime et l’équipe cadet de l’Association sportive de St Eugène (ASSE).

Je dépasse d’une demi tête les joueurs alignés debout pour la photo. Les plus petits sont à genoux, tandis que l’entraineur (dont j’ai oublié le nom) et un bénévole, Mr Bale, se tiennent de part et d’autre de la photo, le sourire aux lèvres.

Nous venions d’être sacrés champions d’Alger cadets en 1949.

J’avais pris contact avec le club car on m’avait dit (sans doute un de mes copains) qu’on recrutait de jeunes joueurs. J’ai été tout de suite pris pour jouer dans l’équipe minime, sans doute remarqué par ma haute stature pour un jeune de 12 ans. Cela m’a amené à occuper le poste d’arrière central/libéro comme on disait à l’époque.

Cette équipe était composée de jeunes surtout d’origine espagnole et d’un seul joueur musulman. J’étais le seul joueur juif. C’est, je pense, une des raisons qui ont participé au sentiment d’étrangeté que j’éprouvais alors au milieu de jeunes joueurs qui ne faisaient pas partie de mon entourage habituel. Mes copains de quartier et de classe étaient tous juifs. Ils font encore partie du réseau d’amis que je fréquente aujourd’hui.

Le stade de St Eugène était situé juste en face du cimetière juif du même nom. Mes grands parents paternels y sont enterrés : Mardochée Aïach, le 2 mai 1941 et Marie Sultan, le 17 août 1955. Il n’était pas rare qu’un enterrement avait lieu alors que je regardais s du côté cimetière avant de franchir la porte du stade au moment des entraînements deux fois par semaine et le dimanche matin jour de match. J’espère que les clameurs du public lors des confrontations entre équipes adverses ne perturbaient pas trop les occupants du cimetière.

Le stade de St Eugène, qui était la propriété du club de l’ASSE, était partagé avec le Mouloudia club, totalement composé de joueurs musulmans.

Vainqueur de la coupe d'Afrique du Nord 1950

Quand l’ASSE affrontait le Mouloudia, la tribune "d’en face", la moins cher, était entièrement occupée par des musulmans dont le chauvinisme bruyant faisait écho à celui des supporteurs de l’ASSE. Une grande tension pesait sur le stade et je garde le souvenir d’un sentiment de peur qui m’étreignait.

Lors des matchs contre une équipe "musulmane", une certaine crainte me rendait timide et cela se traduisait par un manque de vigilance devant des attaques violentes de joueurs adverses. Je pense que nous avons perdu certains matchs à cause de cela. C’était bien avant la guerre d’Algérie. Cette animosité était sans doute révélatrice des sentiments antieuropéens que nourrissaient la plupart des musulmans d’Algérie.
 

Equipe minime : année 1946 ou 1947

Un dimanche matin, je venais de jouer un math cadets, j’ai été sollicité pour remplacer un joueur indisponible dans l’équipe de réserve. Alors que nous nous changions dans le vestiaire après le match, le goal, à un moment, a montré ses mains "crochues" et les a comparées à celles d’un juif, mais s’est repris en me regardant et s’est excusé. C’est comme ça que l’on se sent différent et que l’identité juive se construit peu à peu.

Un autre joueur juif, Ayache, allait faire parler de lui au poste d’arrière gauche en jouant dans l’équipe première et dans la sélection d’Alger.

Presque chaque dimanche matin la famille Médioni (le père et les deux garçons) venait me voir jouer au stade de St Eugène où se déroulaient les matchs des minimes, cadets, juniors, celui de la réserve se passait en tout début d’après midi avant le « grand match » de la première. C’est du moins ce que m’a rapporté l’ami Nano Médioni qui se souvient de tout.

J’ai même eu droit de sa part à une très élogieuse appréciation récente sur mon jeu au centre de la défense. Pourtant j’étais à chaque fois très stressé et peu sûr de mes qualités de footballeur. Il faut dire que la place d’arrière dans une défense est très ingrate puisqu’elle consiste essentiellement à briser les attaques adverses et très peu à attaquer et surtout à marquer des buts, suprême joie et récompense du footballeur. En scolaire cela m’est arrivé de marquer un but une ou deux fois et je me souviens du plaisir que j’ai alors éprouvé, félicité par mes camarades.

Les matchs scolaires n’étaient pas toujours une promenade de santé du fait de nombreux élèves adverses souvent très énervés et chauvins, surtout lorsqu’il s’agissait d’internes dans un lycée ou collège privé. Je me rappelle un match joué à Benrouila, au dessus d’Alger, contre une équipe de jeunes "catho" et qui s’est traduit par des agressions multiples et une bagarre générale, devant des adultes accompagnateurs complices, alors qu’aucun responsable adulte de Bugeaud n’était présent. Des injures avaient volé vers nous du genre sale juif (visant les quelques juifs de mon équipe, repérés sans doute par leur nom sur la feuille de match).

J’étais totalement déchaîné et prêt à en découdre avec les joueurs adverses : être traité de sale juif était pour moi insupportable. J’étais très susceptible et à fleur de peau sur cette question. Il m’est arrivé d’être traité de sale juif à l’école primaire puis au lycée Bugeaud, et à chaque fois j’ai violemment répondu par des coups portés à l’insulteur. Je crois ne pas avoir été le seul à réagir de la sorte.

Benrouila, c’est là aussi où j’ai gagné le titre de champion d’Algérie de cross country catégorie cadets. La course à travers un terrain boisé m’avait paru très facile et c’est un peu stupéfait que j’ai vu mes concurrents arriver après plusieurs minutes. Bref, j’étais doué pour le sport mais je me suis contenté de continuer le foot tout en participant à quelques manifestations d’athlétisme en scolaire.

Mais revenons à notre match de foot lamentable. C’est dépenaillés, avec nos tricots déchirés que nous nous sommes rendus rue d’Isly là où se trouvait l’organisme officiel chargé du sport scolaire. Notre récit des évènements s’est traduit par la suite par la décision de refaire jouer le match (que nous avions perdu). La revanche s’est passée dans un stade à Hussein Dey avec un arbitre venu de la ligue. Nous avons gagné deux à zéro, le deuxième but sur pénalty tiré par moi. Justice avait été faite. Nous étions très heureux mais les dirigeants catho du collège adverse s’en sont tirés sans aucune réprimande.

Cette histoire de match à Benrouila montre bien que l’antisémitisme était alors très fort chez les français dits de souche et aussi, mais dans une moindre mesure, chez les étrangers ou les naturalisés.

Mais tout cela a commencé très tôt, alors que j’étais encore à l’école communale de la rue Rochambeau.

Nous jouions alors au "sfolet" (une pièce de monnaie trouée dans laquelle on introduisait du papier découpé en lamelles) devant l’école avant d’y entrer et à chaque récréation. Il s’agissait de jongler avec le pied pour le maintenir en l’air le plus longtemps possible.

Puis ce fut des matchs dans la rue avec une balle de papier ou de caoutchouc, les bouches d’égout faisant office de buts. On allait rechercher la balle en enfonçant le bras dans la bouche d’égout. Cela ne nous dégoûtait pas.

Par la suite, nous avons élu la rue Robert Estoublon, où habitait mon ami Philippe Assaya, comme terrain de jeu privilégié. Deux équipes s’affrontaient composées de copains et parfois aussi de jeunes du quartier avec lesquels il y avait peu de contact par ailleurs.

Revenant de l’école primaire, je passais un court moment chez moi, rue Livingstone, pour goûter, et je descendais pour rejoindre mes copains rue R.Estoublon, notre terrain de foot attitré. Cela a duré des années alors même que j’avais intégré le lycée Bugeaud.

Le jour où je reçus de mon père de quoi acheter un vrai ballon de foot en cuir avec une vessie que l’on gonflait à l’aide d’une pompe à vélo, je descendais dans la rue, fier de proposer à mes copains non plus une simple balle mais un vrai ballon de foot que j’astiquais après usage avec ardeur en l’enduisant de graisse.

Mais la balle de caoutchouc a longtemps été notre seul ballon de jeu. Je me rappelle qu’un jour un passant, visiblement d’origine musulmane, s’est emparé de la balle en prétextant je ne sais quelle raison (le bruit, l’occupation de la rue ?) et est parti avec. Je revois mon ami Nano le poursuivant en pleurant au milieu de la rue Cavelier de la Salle, alors que nous étions restés muets et impuissants. C’est alors qu’un homme grand et très corpulent s’est adressé au « musulman » lui demandant instamment de nous rendre la balle. La balle nous fut rendue sur le champ et nous avons pu reprendre notre partie malgré les récriminations de locataires de la rue R.Estoublon.

Nous avons reçu parfois des douches abondantes pour nous faire renoncer à nos jeux, certes très bruyants, mais nous reprenions la partie de plus belle.

Le football c’était aussi une grande partie de nos discussions avec des points de vue très divergents en fonction du choix de chacun de l’équipe du championnat d’Alger : en gros deux équipes dominaient dans nos discussions enflammées, l’As St Eugène et le Gallia. Les frères Médioni, encore pas d’accord aujourd’hui sur le choix d’une équipe dont on devient partisan, se disputaient alors lorsqu’il était question de foot.

Je me rappelle aussi que mon frère Paul était pour le Gallia alors que ma préférence allait à l‘As St Eugène. Cette divergence participait dans le sentiment distancié que j’éprouvais vis à vis de lui, plus âgé de trois ans. Il avait sa vie, à laquelle il ne me faisait jamais participer et jouait parfois des matchs de foot sans que je sois sollicité. Sans doute avait-il ses raisons mais moi je le vivais assez mal.

Je me rappelle cependant que je me suis retrouvé une fois, la seule fois, dans un match de foot sur le terrain de la Consolation (futur stade Marcel Cerdan) en train de jouer avec lui et l’appelant à l’aide quand je me sentais en danger en tant qu’arrière central. Cela est resté gravé dans ma mémoire.

Mon grand frère avait pour une fois répondu à mon appel. Je me suis rendu compte aussi pour la première fois qu’il était un bon joueur de foot. Par la suite, il est parti à Carcassonne avec quelques amis pour s’occuper sérieusement du bac en devenant internes dans un lycée de la ville. Cela lui a réussi puisqu’il est devenu professeur de philosophie tout en continuant à jouer au foot.

Mais le foot c’était aussi les émissions de radio où on commentait les matchs importants. Il nous arrivait, mes copains et moi, de les écouter, réunis autour du poste et suivant le déroulement de la partie sur le minuscule rabat de la radio qui s’ouvrait par devant. Cette même radio mise sur notre piano et que j’écoutais religieusement (et parfois clandestinement, quand il se faisait tard) le visage collé au poste pour des pièces de théâtre ou des histoires policières.

Mais avant de clore ce récit, il me faut absolument évoquer la famille Steiner : les parents juifs hongrois réfugiés en Algérie, et trois garçons dont un de mon âge, Georges, qui était mon ami et avec lequel je suis parti vers la France, la Belgique et les pays nordiques avec mon scooter Lambretta.

Malheureusement notre voyage s’arrêta en Belgique, dans la petite ville de Halle, suite à une glissade sur un sol pavé qui s’est traduite par une atteinte cérébrale sérieuse de Georges (dit Botcho). C’était lui qui conduisait alors et j’ai pesé sur lui au moment de la chute. Heureusement que son casque avait amorti le choc de sa tête sur les pavés. Nous sommes restés une bonne semaine à Halle, Botcho dans une clinique tenue par de bonnes sœurs et moi rejoint par son frère aîné venu de Paris pour s’occuper de son frère. Après son rapatriement vers Alger, nous n’avons plus fait de scooter ensemble.

Encore aujourd’hui je garde un sentiment de culpabilité même si je sais que je n’y étais pour rien. Nous sommes restés très amis et nous allions chaque dimanche voir les matchs de l’ASSE avec la voiture/utilitaire du père Steiner dans la quelle nous montions à six ou sept ou même davantage. Le père Steiner adorait le foot, il avait été champion de Hongrie de natation avant de devenir un très gros et robuste gaillard.

Il avait alors une petite entreprise de bonbons très rustiques qu’il vendait pas cher à des commerçants le plus souvent musulmans. Le voyage vers le stade, plus ou moins éloigné chaque dimanche, s’accompagnait d’une distribution de bonbons aux occupants de la voiture/fourgon bâchée. Le retour était joyeux ou pas en fonction de la victoire ou de la défaite de notre club favori.

Par la suite, le père Steiner a loué une maison avec un grand terrain l’été au bord de l’eau du côté de Sidi Ferruche et des parties de foot avaient lieu avec des équipes de cinq joueurs composées d’amis et de parents venus le dimanche matin avec les Steiner dans leur voiture (détail donné par mon ami Nano).

Je n’ai malheureusement pas pu y participer étant donné que j’étais alors étudiant à Paris depuis 1956, parti à Paris après des violences à la faculté d’Alger où j’étais étudiant en Droit et qui étaient le fait d’un groupe de nervis d’extrême droite.

Peu de temps avant la proclamation de l’indépendance, en 1962, le père Steiner a été victime d’un attentat au fusil devant chez lui. Il n’en est pas mort et, selon l’ami Nano, l’auteur était un employé de son entreprise qui aurait été abattu par la suite par un membre de l’OAS. Quant à mon ami Botcho, il est malheureusement mort très jeune d’une crise cardiaque, alors que nous nous étions pas revus depuis mon départ d’Alger en 1956.

Cette saga du foot ne s’est pas terminée mais elle a pris une autre forme : nous regardons désormais le foot à la télé mes copains Médioni et moi. A chaque fois que Le Paris St Germain ou l’équipe de France jouent, nous en parlons longuement mon ami Nano et moi et souvent nos points de vue divergent du fait de mon malin plaisir à le contredire.

Quand, comme hier soir, il y a un match de foot important à la télé que je voudrais voir, je me joins à Estelle, mon épouse, pour regarder un film.

Comme il reste encore parfois, après le film, un bout de partie pas encore terminée, je me jette dessus, à la fois réjoui et frustré de ne pas l’avoir vu entièrement.

Pour terminer sur cette histoire de foot et de vie en Algérie, je dirais que la pratique du foot nous a façonnés et que nous pouvons d’autant mieux l’apprécier quil a fait partie intégrante de notre vie d’enfant et d’adolescent.

Pierre Aïach