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Chaque nouveau récit qui nous vient d’Israël soulève un pan de la mémoire juive.

Pour son premier roman, L’énigme Elsa Weiss (traduction Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, 2019, 205 p., 21€), Michal Ben-Naftali, universitaire et traductrice (notamment de Derrida et de Kristeva), plonge dans un épisode dramatique de la Shoah : le sauvetage de 1684 Juifs hongrois grâce à Rudolf Kastner, un avocat juif de Transylvanie, au terme de tractations avec l’Allemagne nazie.

Celui que Schindler qualifiait, d’"homme le plus courageux", fut néanmoins accusé de collaboration et, au terme d’un procès où la justice israélienne l’accusa d’avoir « vendu son âme au diable » – mais ce jugement fut annulé un an après −, il fut assassiné à Tel Aviv par un illuminé ultra-nationaliste.

Elsa Weiss fut l’une des déportés du « train Kastner » qui la transporta d’abord au camp de concentration de Bergen-Belsen, puis en Suisse, et, embarquant d’Italie comme Aharon Appelfeld, de là au port d’Haïfa où vint l’attendre son frère aîné qui, lui, était « monté » en Palestine vingt ans plus tôt.

La narratrice se présente comme l’ancienne élève de celle qui, en Eretz-Israël, est devenue professeure d’anglais, une femme extrêmement énigmatique qui, dès la première page du récit, se suicide, et l’on comprendra que cet acte la rattache aux deux plus célèbres victimes de la Shoah, Primo Levi et Jean Améry, dont les témoignages sur la tragédie juive sont les plus précieux et les plus lus.

Nous la voyons évoluer dans sa rigueur et son ascétisme, toute investie dans son enseignement qui la rend à la fois proche et distante de sa classe.

 Totalement vouée à une tâche qui constitue son seul but dans une existence qui ne pouvait que la flouer et la meurtrir, grâce à cela, elle se bâtit « une vie qui tient debout, sans mouvement, sans changements, sans bouleversements », coupée des autres, s’excluant elle-même de cette société, volontairement recluse dans son « sanctuaire ».

 Mais au moment du procès de Kastner, voilà qu’elle prend conscience qu’elle n’est pas comme les autres déportés, qu’elle ne jouit plus d’un statut de dignité et de respect, et qu’elle est une « survivante impure ».

Ce procès, pense-t-elle, l’a « trahie » et il va la pousser à mettre fin à ses jours. Son sauveur est un traître, lui dit la rumeur publique, ce qui l’amène à une prise de conscience fatale : « Elle n’avait péché contre personne, mais elle portait tout le poids de la faute ».

 Après la mort ignominieuse de son bienfaiteur, elle se sent « orpheline » : « Elle lui devait la vie, quelle que fût la valeur de cette vie qui lui appartenait et lui échappait à la fois ».

 Michal Ben-Naftali, avec talent et perspicacité, pénétrée par ce destin juif qu’elle veut allégorique, invente le passé de cette enseignante (Ha-Mora est le titre hébraïque de ce livre) tant admirée et si mystérieuse.

Et nous donne un récit haletant, pénétrant, sidérant, d’une belle écriture, convaincue que « chaque être crie en silence pour être lu autrement ».

Albert Bensoussan