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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

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Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

Par le professeur Albert Bensoussan

À Huguette Bouanich qui a le visage de ma famille

Le soleil s'était levé sur la Bretagne, et la chaleur entrait par tous les pores. L'envie m'est venue, alors, de boire une anisette. Comme nous le faisions au pays où, dans le Sud démuni, chacun se débrouillait avec l'alcool et l'anéthol pour fabriquer la boisson féérique.

Au souk de Djelfa, les jours de marché, Bahé (qui est Abraham, Brahim chez les Mozabites) étendait une natte sur le sable et y disposait trois objets : un davier, un gobelet, une bouteille d'anisette (par ses soins concoctée). Puis le chaland (le fellah, bref) s'approchait en se tenant la joue ; le mire mirifique le faisait asseoir en tailleur sur la natte, écartait délicatement ses lèvres, tâtait d'un doigt la tumeur, la rougeur, la douleur, puis babata disait-il pour qu'il ouvre grand la bouche, et saisissant le davier à deux doigts sûrs il déracinait en un tour de main la dent coupable. Après quoi il remplissait le gobelet de cette mahyia, disait-il (littéralement "eau-de-vie", aux vertus curatives donc) qui tout à la fois apaisait la douleur, cicatrisait la plaie et apportait au contrit une bienfaisante douceur. Pour tout le monde, musulmans ou juifs, l'anisette n'était rien d'autre qu'un médicament. Une drogue, bref, qui vient de l'arabe drâwa.

Moi, tout le temps des vacances j'accompagnais le vieux Bahé sur la scène de son officine, et contemplais sa potion magique qui, dans toute mon Algérie juive, avait droit de cité.

Et d'abord parce que Lalla Sultana, ma grand-mère, était guérisseuse sur le plateau tlemcénien. Elle opérait au moyen de fers en longues tiges avec lesquels elle cautérisait de diverses manières – la médecine médiévale, aux mains des Juifs et des Arabes, comptait quatre-vingt-dix sortes de cautère – en les faisant rougir sur la braise du kanoun, puis, enveloppés dans des linges immaculés, les appliquait aux ganglions lymphatiques, sous les bras et à l'aine ; et cela suffisait à chasser le jaune des yeux, la boule au ventre, la fièvre aux tempes, la mollesse aux tripes.

La mère de ma mère avait la main magique. Elle maniait les herbes qu'elle allait cueillir sur les pentes de Bné-Ouarsous, là-même où Messaoud, mon grand-père, faisait paître ses moutons qu'une fois l'an Ima Aïcha (maman, bref) menait à la tonte pour ramener à sa mère toute la laine dont elle saurait tisser couvertures et tapis. La guérisseuse gardait la recette – ancestrale – de toutes les potions magiques, de tous les emplâtres curatifs, des cataplasmes auxquels nul phlegmon, nul ulcère (variqueux), nul furoncle, nul abcès ne pouvaient résister.

L'huile d'olive aussi était miraculeuse : pour l'essentiel, chaude et en massage, appliquée lentement de chaque côté du cou, elle faisait remonter les amygdales et disparaître toute angine. Ce n'était que douceur, à l'inverse de l'essence de térébenthine dont on frottait le dos de tout catarrheux, et cela cuisait si fort qu'il fallait tout aussitôt apaiser la brûlure à coups de talc. L'anisette aussi, élixir ou thériaque, était sollicité, notamment pour les maux de ventre : il fallait en boire une bonne gorgée, cul sec, et de plus Lalla Sultana frictionnait en douceur le ventre pris de coliques. Oui, la main de Lalla était magique.

Maman n'avait pas hérité de ses dons – par exemple, elle était incapable de faire venir un garçon à la femme enceinte qui exhibait son gros ventre nu allongée sur le moelleux tapis de Tlemcen (j'étais si gosse qu'on me laissait vaquer dans la chambre, mais mon regard, lui, était une fidèle cellule photo-électrique.

J'ai aussi de vifs souvenirs du hammam des femmes où maman me traîna jusqu'à l'âge de dix ans : j'en reparlerai un jour) : la future accouchée, donc, tenait absolument à donner à son mari le descendant mâle qui, seul, ferait l'orgueil de la famille et de sa lignée – c'est pourquoi la naissance de la petite Aïcha, ma mère, qui était le second enfant, juste après Mariem, sa sœur aînée, déclencha un flot de larmes dans le cercle de famille, passons.

Lalla introduisait son index droit dans le creux de l'ombilic, puis tournait sept fois autour de la prochaine parturiente en récitant quelque invocation ; prodige d'équilibre ou figure chorégraphique, ma grand-mère, le doigt toujours enfoncé au centre du bedon (du ballon, disait l’esprit vulgaire), évoluait très gracieusement autour et voilà et voilà : au terme des neuf mois c'est un petit Daoud qui sortait. Ma grand-mère était la marraine médicale de tous les petits Semaoun, Shmoyel, Yahou ou Itshak de Remchi, notre village ; quant aux petites Nedjma, Rivka, Maha ou Esther, elle s'en lavait les mains.

Non, maman n'avait pas hérité de ses dons ; seul, son frère Tmoyel savait encore poser les fers incandescents, et encore, lorsqu'il déserta le village pour la grande ville, nécessité oblige, il laissa là tout le bazar de sa mère. Mais maman avait beaucoup appris, par ailleurs. Des ventouses aux lavements, elle manifestait un grand savoir-faire. Jamais de grippe, jamais de toux, dans la famille : elle était armée.

Quant à la loubia bel ham (haricots secs à la viande) dont elle me gavait, après les lourdes délices de la méguéna (omelette) à la cervelle, je savais d'avance qu'il me faudrait m'allonger sur ses genoux, culotte à bas, tandis qu'elle huilait la canule…

J'en viens au philtre mirifique, abordé en ouverture de cette évocation médicale. Oui, l'anisette trônait sur toutes les tables juives avec l'arrogante étiquette de l'oiseau phénix, celui qui, renaissant de ses cendres, assurait l'éternité – ou du moins la pérennité.

Ma mère, quand l'heure vint du retour d'âge, et moi j'étais encore tout gosse, car je suis né après sa quarantaine, en soi une sorte de miracle, souffrait de migraines tenaces. Ruicha (comme l'appelait son père, qu'elle invoquait alors, tout en se souvenant de la science de Sultana) étalait sur la table de la cuisine un torchon blanc qu'elle pliait dans sa longueur pour obtenir une bande épaisse. Elle y répandait un bon verre d'anisette et diverses épices : kemoun, kerkeb, felfel, je ne sais trop si elle versait autre chose que cumin, curcuma et poivre ; et ce bandeau blanc chargé d'alcool et d'essences, elle en enserrait son front, ses tempes, sa tête, en recouvrant le tout, pour que ça tienne, du long foulard à franges des Juives.

Puis elle s'asseyait sur le petit banc de la cuisine, là-même où je me tenais quand Messaoud mourut et qu'il me fut donné, moi bambin encore, de sécher les larmes de ma mère. Et pfft ! la migraine disparaissait, faisait scapa – imchi, dit l'arabe ; alors maman déroulait foulard et bandeau, et allait se repeigner dans la glace de sa chambre – la psyché – en arrosant son front d'une giclée d'eau de Cologne Jean-Marie Farina, Aqua Mirabilis la bien nommée, pour dissiper l'odeur d'anisette qui lui faisait comme un halo autour de ses beaux cheveux noirs.

L'anisette servait aux gargarismes, et maux de gorge ou pas, amygdales gonflées ou non, il fallait voir chacun s'empresser de rouler, de roucouler dans sa gorge, en faisant beaucoup de bruit pour donner le change, une bonne cuillère (celle des sirops) de phénix.

Bon, viennent les bobos en vrac : rage de dents une bonne goulée, coliques, colites, hémorroïdes une double goulée, crise de foie un flacon entier d'eau mélangée à l'anisette,

Ah, et puis ces fameuses fièvres et tremblements quand le paludisme saisissait papa, qui avait ramené un petit anophèle domestique de ses campagnes militaires au Rif marocain. Alors là, maman le frictionnait partout avec l'anisette, elle en mettait dans sa bouche pour la réchauffer puis en aspergeait savamment le corps de son époux grelottant, après quoi elle lui faisait avaler un bol d'eau chaude additionnée d'anis, et si cela n'était pas suffisant, alors elle couchait son grand corps sur celui de papa et le réchauffait en soufflant dans sa bouche toutes ces vapeurs éthérées.

Bon, un dernier mot entre nous : L'anisette se prêtait à tous les abus – je parle des hommes surtout qui, au retour de la synagogue le vendredi soir et le samedi midi, avaient le pieux désir de bénir cette liqueur mirifique ; certains mêmes faisaient le kiddouch dessus. Comme il m'arrive de le faire quand je suis à court de Barkan, de Yarden ou de Gamla pétillant. Mais moi, un rien hypocrite et en digne descendant de l'illustre guérisseuse du plateau tlemcénien, à chaque rasade je fais le dolent et dis, un rien geignard : j'ai la rate qui s'dilate, j'ai le foie qu'est pas droit, j'ai le ventre qui se rentre, le gosier anémié… on connaît la chanson. Et toujours maman qui, me regarde en pointant son index, m’enjoint de me soigner. Alors quoi, une bonne goulée.

Et c'est que l'anisette, héritage de ma terre natale, restera pour moi à tout jamais le philtre mirifique. 

Baroukh Hachem chéhakol.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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