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Par Pierre Aïach

ALGER_Bab El Oued

Je suis au balcon du 7 rue Livingstone, en face, sur la droite, se trouve le bâtiment de la fabrique de tabac Job.

Chaque matin, des employés passent par la porte en bois et des ouvriers entrent par le portail métallique qui glisse le long d’un rail ... .et puis aussi des filles, des filles jeunes à l’allure de gitanes, surtout une que je guette presque chaque jour au moment de son arrivée ou de son départ.

Je l’appelle, avec mes copains du quartier, Philippe Assaya et Jean-Claude et Bernard Médioni, la madone. Elle est jeune, très jeune, avec de grands cheveux châtains lâchés sur des épaules dénudées. Je l’imagine espagnole, sortie d’un roman picaresque.

Elle est inaccessible, appartient à un autre monde, un monde que je n’arrive même pas à imaginer ; ce petit peuple de Bab-El–Oued que je côtoie parfois en allant au marché du même nom, après la place des Trois Horloges, juste derrière l’arrêt des tramway CFA.

C’est aussi ce petit peuple espagnol dont Camus a si bien parlé qui va le samedi soir danser à

A Alger : les "Bains Padovani"

Matarès, au dessus des Bains Padovani, face à la mer , sur une piste de danse faite d’un plancher en bois quelque peu brinquebalant. Le tout repose sur des pilotis qui s’enfoncent dans le sable.

De grandes ouvertures laissent voir la mer et ses moutons blancs. Tout jeune adolescent, je m’y rends timidement parfois le samedi soir pour voir danser les couples sur des passos et des tangos langoureux.

Beaucoup de filles dansent ensemble. Je ne fais que regarder et sentir au fond de moi une grande tristesse, celle de l’ado pas encore homme, qui n’a pas le droit d’inviter une fille, moi qui ne suis pas de leur monde.

J’appartiens à un univers que je ne qualifie pas alors de petite bourgeoisie juive mais que je pressens comme tel. Jamais à la bonne place, toujours à côté, isolé, différent.

Ma tête s’enflamme en pensant à l’amour, à la justice, à celle que je sortirai des griffes criminelles. Je serai avocat ! J’ai failli l’être mais la vie en a décidé autrement.

Pourquoi ce sentiment donquichottesque très jeune.

Cela se traduira plus tard par des prises de position politiques, en tout cas en paroles, surtout en paroles et quelques fois aussi en actes ; comme en 1955, à la fac de Droit où je me suis fait pocher l’œil en défendant le professeur Oussedik qui avait maintenu son cours malgré la grève décrétée par un noyau de nervis d’extrême droite qui alimentera plus tard les rangs de l’OAS.

Cela se passait en 1954/55 à la faculté de Droit d’Alger. Après un sabotage de ma moto Peugeot garée près d’une grille de l’université, mon père m’invita fortement à quitter la faculté d’Alger où l’atmosphère devenait irrespirable pour finir à Paris une licence en Droit déjà bien entamée.

Je suis parti, en 1956, en même temps que deux de mes copains inscrits, eux, en médecine et chirurgie dentaire. Nous avons ainsi atterri dans un petit hôtel, rue de la Sorbonne, avant de trouver plus tard une place à la cité universitaire du boulevard Jourdan dans le 14° arrondissement, au pavillon des Etats Unis, qui accueillait des étudiants français et des universitaires et artistes américains.

C’est ainsi que j’ai partagé, pendant un an, une chambre avec un drôle d’oiseau américain, essayiste dans des journaux et revues de son pays et génial bricoleur : il avait réussi à émettre de notre chambre une émission radio à destination des résidents de la cité universitaire et avait remis sur pied une moto complètement délabrée.

A côté de son aspect d’aventurier ayant fui un pays d’Afrique, suite à une "affaire amoureuse" qui avait mal tourné, il étalait sans vergogne un racisme "anti nègre" découvrant par ma présence, pour la première fois, un juif, ce qui n’était pas pour lui déplaire et l’étonner tant je ne correspondais pas à l’idée qu’il se faisait des juifs.

Et comme la guerre en Algérie continuait de plus belle, j’étais sans cesse à l’écoute des nouvelles et commençais à me mêler à des mouvements d’étudiants "épris de paix et de liberté". J’ai fait mon apprentissage politique découvrant avec horreur, avec notamment le rapport Kroutchev, la réalité du monde communiste, ainsi que la rigidité idéologique des groupuscules trostkistes.

Comment rester lucide et juste dans une telle configuration avec mon cœur resté en rade du côté de Bab-El-Oued, teinté de soleil et d’amitié. Et il m’arrivait souvent de me souvenir avec une amère nostalgie des matchs de football que nous organisions, à tout occasion, dans la rue Rober Estoublon où habitait mon ami Philippe ou encore sur un terre-plein, gagné sur la mer, qui allait devenir le stade Marcel Cerdan.

Plus de 60 ans après qu’est devenue ma rue Livingstone avec son cinéma La Perle et sa fabrique de tabac Job ?

Où sont-ils nos matchs sempiternels de la rue Estoublon ? Nos conciliabules permanents au seuil de nos maisons entre copains ? Ils sont restés intacts dans nos mémoires vives lorsque nous nous retrouvons entre vieux, très vieux copains de Bab-El-Oued.

Nous le constatons lors de retrouvailles très animées autour d’un repas asiatique et plus rarement d’un couscous nostalgique.

Pierre Aïach

Sociologue