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Avec l'aimable autorisation du Grand Rabbin Georges Eliyahu Haïk

C'est une lourde charge de parler des rabbins d’Algérie à une époque que l'on peut considérer encore comme contemporaine, alors que le recul nous fait défaut.

D'autre part, lorsqu'on parle des hakhamim, Sages d’Algérie, de ses rabbins, l'on évoque avant tout un passé glorieux marqué par des figures illustres.

Ainsi, tout le monde, s'intéressant, peu ou prou, au judaïsme algérien, a entendu parler du Ribach (rabbi Isaac bar Chechet, 1326-1408) et du Rachbatz (rabbi Simon ben Tzémah, 1361-1342).

Il est impossible, dans le cadre de ce court article de recenser tout ce que la sagesse rabbinique a pu produire en Algérie, depuis le XIVe siècle notamment.

Dès lors, à se pencher sur une époque plus récente pour dégager des aspects positifs, l'on sent immédiatement que l'on aura du mal à se situer sur les mêmes hauteurs. Je suis pourtant convaincu que l'entreprise, pour être risquée n'en est pas moins nécessaire par égard pour ceux qui, dans l'exercice de leur responsabilité spirituelle, ont été confrontés à des situations bien spéciales et particulièrement difficiles.

1942-1962, la période traitée dans le présent article, se rattache à l'époque où, après avoir été formé et éduqué, dans ma ville natale Tlemcen, pour devenir rabbin, j'ai pu effectivement accéder cette fonction et je l'ai exercée pendant quelque six années, notamment à Oran, avant de passer par une période de transition marquée par l'accession de l'Algérie à l'indépendance et de trouver ma place au sein du rabbinat de Métropole.

L'association Moriel en Israël estime que je suis un témoin privilégié et je veux bien admettre que je puis, bien modestement toutefois, contribuer à mieux faire connaître l'action des rabbins algériens à cette époque et surtout à indiquer de quelle manière ils ont réagi aux problèmes nombreux et spécifiques auxquels fut confronté le judaïsme algérien.

Il ne faut pas voir dans le présent article, largement basé sur mon vécu personnel, le résultat d'une recherche approfondie, selon les méthodes et critères scientifiques en vigueur dans les milieux universitaires. Plût à D.. .. que de véritables chercheurs, je sais qu'ils existent, accordent tout l'intérêt nécessaire au sujet que j'ose aborder ici.

Je suis confronté, dès l'abord, à la difficulté d'évoquer le rabbinat algérien, en général, étant donné qu'il s'est manifesté différemment selon les régions.

 

Entre l'Oranie, où j'ai vécu et exercé, Alger, que j'ai connu lors de mes études rabbiniques et le Constantinois que j'ai eu de multiples occasion d'apprécier, il y a souvent plus que des nuances.

Sans parler du sud algérien, que j'ai moins approché mais dont j'ai une idée de ce qui le caractérise, à savoir la permanence d'une vie religieuse intense. Ce qui explique largement qu'il n'ait pas connu les affres de l'assimilation.

Evénements subis par le judaïsme algérien qui, par leur nombre et leur ampleur, donnent une idée de l'acuité des problèmes à résoudre 

- 1942 : c'est l'époque de Vichy avec les discriminations raciales.

- A partir de 1955: c'est la situation politique et sécuritaire créée par le soulèvement des nationalistes algériens.

- 1962: c'est l'exode dans des conditions dramatiques et la transplantation massive en Métropole et les difficultés de I'intégration qui l'accompagnent.

Il va sans dire que ces événement ont gravement affecté la vie sur tous les plans, et, si face aux difficultés soulevées, les rabbins étaient loin d'être les seuls à jouer le rôle de défense qui s'imposait, il ne fait pas de doute que ces événements ont aussi touché la vie religieuse et que les rabbins se sont trouvés de ce fait dans une position difficile pour exercer leur sacerdoce.

Mais en dehors de ces événements proprement subis, le sujet qui est peut-être le plus préoccupant, sans que l'ont puisse parler de tempête, mais plutôt d'un flot incessant, c'est la montée en force de la culture française et occidentale et la place grandissante occupée par ce qu'il convient d'appeler la modernité.

Cette situation, qui a fait l'objet de nombreux travaux, s'est imposée déjà lors de la période précédente, celle de l'entre-deux-guerres, mais il semble bien que ses effets soient allés, à l'époque qui nous concerne, dans le sens d'une aggravation pour le maintien du judaïsme et notamment dans le domaine essentiel de la pratique des mitsvot (commandements religieux).

 

Le fait est que dans les années 1950-1960, certains observateurs venus d'Israël n'étaient pas tendres dans le jugement qu'ils portaient sur le judaïsme algérien et sur ses rabbins.

Un journaliste du quotidien religieux israélien, Hatsofé, citait comme symptomatique de la désaffection religieuse, le fait qu'en Algérie, même les enfants de rabbins fréquentaient l'école le Chabbat (le samedi). Même s'il s'agit d'une généralisation, l'existence du phénomène n'est pas vraiment contestable. Un chaliah (un émissaire) de l'Agence Juive en Algérie, chargé, en 1960, d'encourager les Juifs algériens à émigrer en Israël, indiquait dans son compte-rendu : il n’y a pas d'émigration,  car il n'y a pas de Juifs).

 

Là, nous protestons et nous exprimons le peu d'estime que nous pouvons manifester envers une propagande, certes justifiable dans son objet, mais peu crédible dans ses arguments et excessive dans ses méthodes.

Notre projet n'est pas d'analyser dans le détail ces jugements hâtifs. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur les pressions de tous ordres, culturelles, politiques et économiques qui ont amené le judaïsme algérien à céder du terrain dans des domaines considérés comme essentiels. Je me soucie plutôt de combattre cette impression trop négative et de mettre en évidence les efforts réalisés et les succès obtenus par les rabbins algériens pour contenir les effets dévastateurs de l'assimilation, l'hémorragie, en s'adaptant à la situation.

 

Quelle place occupait en 1942, le rabbinat algérien dans la communauté juive locale, compte tenu de sa représentativité dans son combat pour la défense des valeurs juives ?

Quand on connaît la nature du conflit qui surgit, dans la deuxième moitié du XIXe et le début du XXe siècle, entre les rabbins délégués, venus de la métropole, et les rabbins locaux, nous pouvons affirmer, à la lumière de notre expérience personnelle, que cet affrontement s'est terminé à l'avantage de ces derniers.

Le grand rabbin David Askénazi (18971983), grand rabbin d'Oran de 1930 à 1960, puis d'Algérie entre 1960 et 1962, a accédé à la fonction de grand rabbin d'Oran à l'égal de ses collègues venus de France.

Il faut toutefois faire une place particulière à Maurice Eisenbeth (1883-1958), originaire de Paris, grand rabbin d'Algérie de 1941 à 1958, non seulement parce qu'il ne fut jamais en conflit avec les rabbins locaux et qu'il montra, par ses importants travaux historiques, un intérêt marqué pour le judaïsme algérien, mais aussi parce qu'il fut la personnalité indispensable pour défendre les droits des Juifs face au gouvernement de Vichy et face aux autres régimes ou gouvernements par la suite. Comme rabbin dans la tempête, il aura été l'homme de la situation.

Quant à l'apparente "victoire" du rabbinat local, elle ne signifiait pas que les effets les plus préoccupants du changement radical, survenus dans la vie juive, eussent été jugulés.

Elle signifiait certes que le pouvoir de ces rabbins du terroir, que l'on a cru pouvoir encadrer, restait réel, que leur autorité spirituelle sur la communauté ne s'était pas effondrée et que, tout compte face à la déjudaïsation galopante, leur action ne fut pas moins efficace que celle des rabbins de la Métropole. Que cela devait déboucher sur une approche différente des solutions à apporter paraissait évident. Que c'était bien au niveau de la capacité de réaction et d'innovation que les rabbins algériens devaient faire  leurs preuves. Résistance par des moyens traditionnels mais amendés selon les circonstances et les situations ou bien mise sur pied de moyens nouveaux.

Permettez-moi de dresser un petit inventaire, et de faire état de certains résultats qui, encore une fois, seront à diversifier selon les régions. Parlons d'abord des moyens traditionnels :

- le Talmud Torah (école primaire religieuse juive, fréquentée le jeudi et le dimanche, en France ou dans les pays sous régime français),
- la synagogue, la vie familiale, le maintien des traditions.

Talmud Torah: à quoi bon se lamenter de l'absence d'école juive quand, dans la majorité des Talmudei Torah (pluriel en hébreu de Talmud Torah), la fréquentation était très importante et le temps consacré à l'étude des matières religieuses considérable et nettement supérieur à celui que lui réservaient les écoles juives dans les autres pays.

Il n'y avait pas de structure scolaire à plein temps, mais tous les créneaux laissés libres par l'école laïque étaient exploités. C'est-à-dire, jeudis et dimanches, matin et soir, cours aussi pendant les autres jours, à la sortie des classes de l'après-midi, et même le matin, cours ininterrompus pendant les périodes de vacances et notamment pendant les trois mois de vacances d'été.

Il y avait là toutes les conditions remplies pour faire de nos enfants des fidèles de synagogue rompus à la liturgie, celle de la semaine et du Chabbat, mais aussi celle des fêtes et notamment celles de Roch Hachana et de Yom Kippour, articulièrement difficiles.

Toutefois, il faut bien dire que parmi ceux qui ont conservé de cette période une certaine nostalgie, beaucoup ajoutent : « mais on ne nous expliquait pas le pourquoi des choses. »

L'Alliance Israélite Universelle

Vous savez que, presque imperceptiblement, le nom de l'Alliance a remplacé celui de Talmud Torah. L'A.I.U., l'Alliance Israélite Universelle, dont on sait qu'elle ne pouvait avoir en Algérie, terre française, la même vocation émancipatrice qu'au Maroc, et dans les autres pays de mandats et protectorats français, a mis donc dans cette colonie française l'accent sur l'introduction de nouvelles matières à enseigner telles que l'histoire juive ou bien sur l'instauration de nouvelles méthodes pédagogiques et aussi sur l'accès des filles à l'enseignement. Les rabbins, d'une manière générale, ont eu la sagesse d'accepter ces changements, de les accompagner et de les intégrer dans leur propre activité éducative.

 

       Les synagogues

La fréquentation des synagogues était intense, fondée essentiellement sur la prestation de rabbins officiants de qualité qui ont fait beaucoup pour encourager et entretenir la ferveur générale.

 A Tlemcen, ma ville natale, des centaines de fidèles se pressaient dans les synagogues à trois heures du matin pour les selihot, prières de repentir que l'on récite, dans le rite séfarade, durant tout le mois qui précède Roch Hachana et Yom Kippour. Le maintien des traditions a été un terrain d'action important des rabbins.

Alger a peut-être atteint des sommets en la matière. Pour indiquer que cela est loin d'être anodin et négligeable' permettez-moi de m'appuyer sur une réalité que vous connaissez bien : celle de la famille rabbinique des Zini qui, à partir des communautés d'où était originaire cette famille, dont Tiaret en premier lieu, ont fait, et continuent de faire des prodiges.

Et ce qui me paraît remarquable, c'est que la défense des usages liturgiques et halakhiques (traditionnels) s'est accompagnée, chez tous les membres de cette famille, d'un engagement très marqué pour la défense de l'Etat d'Israël et pour le développement d’une pensée toranique, du mot Torah, de haut niveau.

Il ne faut pas non plus négliger ce qu'a été le contact des rabbins avec les familles à l'occasion des événements qu'elles vivaient. A ce propos, on doit faire une place à part à l'organisation exemplaire du service des décès. Partout la hevra kadisha, l'équivalent du service des pompes funèbres dans le culte catholique, a mis en valeur un esprit de dévouement, de désintéressement et de solidarité que l'on n'a pas retrouvé ailleurs.

Tout cela participait de cette ambiance chaleureuse de nature à retenir dans le giron de la communauté, et c'est souvent sur cette base que des personnalités charismatiques ont suscité le respect et la considération des fidèles.

Pour prendre un exemple personnel, le tlemcénien que je suis, conserve intact la mémoire de ces rabbins omniprésents que furent dans cette communauté rabbi Yaacov Charbit (1885-1982) et rabbi Haim Touati (18861968).

On pourrait résumer cette vie communautaire algérienne juive en disant que si les rabbins algériens n'ont pas brillé, dans l'ensemble, par leur richesse intellectuelle, gardons-nous bien de négliger cette richesse de cœur qu'ils ont manifestée au travers d'une constante proximité avec leurs fidèles.


Initiatives envers la génération montante

Evoquons, à présent, les initiatives envers la génération montante qui attendait, à juste titre, du nouveau. A ce propos, ce que l'on peut appeler les activités périphériques a son importance. Je retiens, dans ce domaine, quelques initiatives :

- Intéresser les enfants à participer à une chorale, citons celle du rabbin Samuel Cohen (1910-1987) à Oran, qui acquit un certain renom, ou bien enseigner les récits bibliques par le biais de saynètes.

- Organiser des colonies de vacances communautaires. Là, c'est Bône, Annaba de nos jours, qui fit preuve de dynamisme sous l'impulsion du grand rabbin Rahamim Naouri (19021985). Il su s'adapter au phénomène social, nouveau pour l'époque, de la civilisation des loisirs.

Soutenir les mouvements de jeunesse : là, je ne peux manquer de me mettre en avant et d'évoquer ma fonction d’aumônier de la jeunesse à Oran.

Cette fonction n’existait pas auparavant .

Le mérite en revient au grand rabbin David Askénazi, qui avait chargé le jeune rabbin, frais émoulu de l'Ecole rabbinique de la rue Vauquelin à Paris que j'étais, d'entamer, auprès de la jeunesse juive d'Oran, une activité spécifique avec des moyens appropriés.

C'est cette même fonction que je devais par la suite remplir à Nice, à l'appel du rabbin Saul Naouri (1932-1992), qui était au courant de mon expérience oranaise.

D'une certaine manière, cette période de ma carrière rabbinique inoubliable, par les satisfactions qu'elle m'a procurées, je la dois à ce que j'avais auparavant tenté de réaliser en Algérie.
 

Les "Eclaireurs Israélites de France" et les mouvements de jeunesse sionistes
L'on sait par ailleurs le rôle important joué par les E.I. (Eclaireurs Israélites de France) dans la vie communautaire. Cette possibilité d'encourager la vie religieuse et de la conjuguer avec les impératifs de la vie dans la cité, cette manière de susciter le sens de la responsabilité juive dans un contexte où la modernité est déjà bien ancrée, bien des rabbins algériens peuvent s'en réclamer, qu'ils aient été eux-mêmes formés par le scoutisme juif ou qu'ils aient joué un rôle de formation en son sein.

 

- Le grand rabbin Simon Morali (1909-1984), qui devait par la suite devenir grand rabbin de Nancy et de Nice, et qui aurait dû devenir grand rabbin d'Algérie, si les événements graves, qui secouaient les communautés juives algériennes, ne l'en avaient finalement dissuadé, avait, bien avant cela, rempli les fonctions d'aumônier provincial des E.I.

- Le rabbin Yéhouda (Léon) Askénazi (19221996), chef scout incomparable qui, à partir d'Oran, est devenu le maître à penser que l'on connaît de toute une génération francophone et même au-delà en France puis en Israël.

En ce qui concerne les mouvements de jeunesse, j'ai à cœur d'évoquer mon beau-père, le rabbin Salomon Corchia. Après la fondation de l'Etat d'Israël, les premiers chlihim (les émissaires) en provenance d'Israël pour créer et animer des mouvements de jeunesse sionistes n'étaient pas religieux.

Le sionisme faisant des progrès en Algérie, il fallait être vigilant pour que cet attrait ne s'accompagnât pas du rejet de nos traditions religieuses. Le rabbin Corchia, sensible à ce danger qui menaçait mêmes les élèves des Talmudéi Torah, créa le Bné Akiva, mouvement de jeunesse juif religieux, et, pour le soutenir, fonda le mouvement Torah vaavoda (Torah et travail).

Intéressons nous à présent au problème de la formation des cadres, garants de la pérennité du judaïsme. Nous sommes loin, a époque, des prestigieuses yechivot (écoles religieuses du niveau du secondaire) qui ont marqué l'histoire du judaïsme algérien.

Cependant il faut louer le réseau de yechivot d'Etz Haim, l'arbre de vie, en hébreu, créé vers la fin du XIXe siècle, destinée précisément à former des cadres et à mettre l'accent et à transmettre aux élèves des éléments de culture générale en complément à leurs études spécifiquement rabbiniques.

A Constantine, la yechivah Etz Haim, florissante de longue date, t a origine de la formation d'un nombre impressionnant de rabbins qui quadrillaient la ville

A Alger, beaucoup de rabbins, chargés d'une synagogue, se réclamaient de cette structure, dans le cadre de laquelle, les rabbins Isaac Morali (1867-1952) et Yéhouda Loufrani (1862-1929), jouèrent un rôle essentiel.

A Oran, en dehors des rabbins qui, après leur formation, ont servi dans cette ville et dans le département du même nom, il faut mettre en évidence le niveau atteint par des rabbins tels que le rabbin Isaac Rouche et le rabbin Albert Hazan dont le rôle dans la création et le développement, entre 1946 et 1968, année de leur installation en Israël, de I'E.N.H. (Ecole Normale Hébraïque) de Casablanca fut déterminant.

 A Bône, le grand rabbin Rahamim Naouri, dont le célèbre éducateur dans le domaine du judaïsme français, Isaac Pougatch, s'étonnait qu'il ne fût, conformément à sa valeur, que le rabbin d'une communauté de moyenne importance du point de vue du nombre d'âmes. Il forma de nombreux élèves et eut la sagesse d'orienter les plus savants vers d'autres structures afin de parfaire leur formation.

A Tlemcen, je puis m'exprimer en connaissance de cause de ce qu'on appelait le cours supérieur, sous la direction du rabbin Hadas-Lebel (H.L, Achel) (1905-1995), d'où sont issus des rabbins célèbres, tel que le grand rabbin Charles Touati, professeur au Séminaire israélite de France, de la rue Vauquelin à Paris.

Il va sans dire que, dans le domaine de la formation, on avait relevé le défi de la communication, si importante dans l'enseignement.

Avec la généralisation du français, il fallait que les rabbins puissent utiliser cette langue dans leurs rapports avec leurs élèves et leurs ouailles. Certes, ces rabbins, en se libérant de l'arabe dialectal algérien, langue vernaculaire du pays, n'avaient pas un niveau universitaire, mais j'ai en mémoire quelques exemples attestant une évolution certaine.

A Constantine, en 1952, lors d'un séminaire du Bné Akiva, mouvement de jeunesse juif religieux, j'avais été particulièrement frappé par la qualité et la méthode des exposés qui nous avaient été présentés, dans un bon français, par les rabbins de la communauté juive locale.

Le rabbin juge, Yossef (Joseph) Renassia, aux connaissances étendues en matière de tradition rabbinique, utilisait encore l'arabe dans son souci, digne d'éloge, de vulgariser la Bible et le Talmud, s'exprimait parfaitement en français. Il avait conscience que de nombreux fidèles maîtrisaient encore imparfaitement la langue de Molière. Ce rabbin, bien connu dans la tradition des Constantinois, représentait, tout fait honorablement, le judaïsme, lors d'échanges ou de débats, avec d'éminents intellectuels non juifs.

La figure du grand rabbin Meir Jais (1907-1993), grand rabbin de Paris de 1956 1980, natif de Médéa, qui fut le grand rabbin de Constantine pendant un certain temps, doit être mise en exergue. Nul mieux que lui n'a pu s'exprimer dans un français parfait dans l'exercice de ses éminentes fonctions. Il fut et reste un maître en la matière, sans compter l'énorme bagage rabbinique et philosophique qui lui a assuré un rayonnement considérable. 

On devrait aussi citer en exemple le rabbin Isaac Morali (1867-1952), déjà cité, que j'ai eu le privilège d'approcher, et dont le rayonnement était encore réel à l'époque qui nous concerne. Au-delà d'une culture hébraïque, impressionnante, par son œuvre poétique en français, traitant de plusieurs aspects du judaïsme.

Et comment ne pas citer le rabbin Isaac Marc Choucroun (1915-1952), natif d'Oran, qui a exercé à Miliana, puis à Dijon en France, où il est décédé prématurément à l'âge de 37 ans. Il s'est rendu célèbre par ses écrits dont le fameux : Le Judaïsme, doctrine et principe, plus connu sous le titre : Le Judaïsme a raison.

Nous devons signaler que les rabbins les plus anciens et les dayanim (juges), s'adaptèrent très bien en Algérie.

Un exemple édifiant fut celui du rabbin Yossef Messas (1892-1974), originaire de Meknès, au Maroc, et qui s'adapta très bien dans la communauté de Tlemcen dans laquelle il exerça entre 1924 et 1940.

De même, le rabbin Sidi Fredj Halimi (18761957), à Constantine,

le rabbin David Cohen-Scali (18761947), à Oran, et de nombreux rabbins du sud algérien, qui ont pu largement compenser le handicap de la langue par le rayonnement de leur savoir et de leur personnalité.

 

l'Ecole rabbinique

 

J'en viens à présent à l'Ecole rabbinique dont vous pouvez Penser qu'elle me tient à cœur. S'il est vrai que je dois rendre hommage à mes maîtres tlemcéniens, le rabbin Hadas-Lebel et le rabbin Isaac Malek, qui m'a enseigné le Talmud en me pourtant en arabe, alors que je lui répondais en français.

C’est pourtant dans cette institution que ma vocation rabbinique se concrétisa Pour la première fois.

L'Ecole rabbinique fut fondée, à Alger, en 1948. Elle se voulait une réplique du Séminaire Israélite de France, évoqué plus haut, adapté à l’Algérie.

Initiative algérienne, elle fut soutenue par les institutions « laïques » locales juives et, notamment, la Fédération des Communautés Israélites d'Algérie (FCIA) et par les trois grands rabbins des trois départements. A la tête de l'Ecole, il y avait :

le grand rabbin Abraham Lévy-Fingerhut (1908-1962).
Le professeur principal dans les matières juives était le grand rabbin Isaac Zerbib (1921-1993).

Les personnalités de ces deux savants, qualités éducatives et pédagogiques dans le domaine de la tradition juive sont connues de tous.

Il fallait, à l'Ecole rabbinique, en plus des études juives, achever les études secondaires jusqu'à l'obtention du baccalauréat, puis, pendant trois ans, entamer les études rabbiniques proprement dites, accompagnées toutefois de cours de philosophie que nous dispensait le professeur Raymond Benichou, de mémoire bénie.

En 1954, la première promotion d'élèves rabbins acheva ses études. Elle comprenait les rabbins suivants :

- Le rabbin Hadjadj, qui fut grand rabbin de Sétif, puis servit plus tard à Belleville, dans Paris.

- Le rabbin David Benhaiem, d'abord rabbin d'une synagogue connue à Alger, il émigra en Israël où il est devenu un spécialiste de pédagogie toranique.

- Le rabbin Georges E. Haïk, auteur du présent article, qui exerça six ans à Oran avant de passer en Métropole, où il a servi, pendant près de trente ans, comme grand rabbin dans la communauté de Toulouse.

D'autres rabbins issus de l'Ecole rabbinique d'Alger sont connus de nos jours :

- Le rabbin Albert Amar qui exerça Ashdod puis Netanya actuellement,

- les dayanim Lazare Elbaz et Emmanuel Zerbib,

le grand rabbin René Guedj, qui au terme de ses études au Séminaire rabbinique de Paris, s'est distingué à Sarcelles, dans la banlieue de la capitale,

- le rabbin Yéhouda Naouri à Jérusalem, qui, entre autres, est devenu un des spécialistes de la pensée du rabbin bien connu,

- Abraham Itzhaq Ha Cohen Kook (18651935), ou même,

- mon ami Simon Darmon, qui, au terme de ses études rabbiniques, opta, cependant, pour l'enseignement laïque, dans lequel il enseigna l'anglais. Ce qui ne l'empêcha pas de rayonner comme un rabbin grâce à ses publications d'ouvrages consacrés essentiellement aux règles et usages de la vie religieuse juive à Alger.

Cette Ecole rabbinique, et il faut le regretter, n'a pas duré.

Nous avons évoqué les difficultés liées à l'aggravation de la situation politique en Algérie à partir de 1955.

L'Ecole s'est maintenue tant bien que mal, mais, en fait, a cessé d'exister avec les perspectives devenues hélas urgentes du départ général vers la France.

J'estime que cette période, pendant laquelle fonctionna l'Ecole rabbinique d'Alger, est insuffisamment connue alors qu'elle témoignait, à mon avis, d'une grande vitalité du judaïsme algérien.

N'eussent été les événements consécutifs à la guerre d'Algérie, un bel avenir l'attendait.

On occulte souvent l'œuvre des grands rabbins Abraham Lévy Fingerhut et Isaac Zerbib, au sein de cette Ecole rabbinique d'Alger, et leur influence durable sur les élèves rabbins issus de celle-ci.

-  Le premier remplit par la suite d'importantes fonctions au beth din (tribunal rabbinique) de Paris,

-  le second, dans la communauté juive de Constantine puis en Israël après son installation dans ce pays.

                                                                                           

Les Sages d'Algérie

 

Il y montre combien la défense de la halakha, la tradition juive, n'avait rien à voir avec une fermeture d'esprit qui n'est pas de mise, et que la surenchère, en matière de dinim, lois en droit rabbinique, n'est pas la bonne voie. Il illustre son propos en évoquant, le parcours étonnant du rabbin Benjamin Assouline (1918-1993), personnalité exemplaire.

Nombreux furent les rabbins en Algérie qui présentaient un profil semblable.

Il nous faut à présent mettre en évidence, l'esprit qui animait l'activité des rabbins évoquée jusqu'ici. Pour cela, le grand rabbin Albert Hazan (1920-2003), nous fait cruellement défaut et je ne peux que vous inviter à relire, sa longue et très intéressante préface au livre du rabbin Eliahou Marciano, Les Sages d'Algérie, auquel s'est associé Jacques Assouline pour la version française parue à Marseille en 2002.

Il y montre combien la défense de la halakha, la tradition juive, n'avait rien à voir avec une fermeture d'esprit qui n'est pas de mise, et que la surenchère, en matière de dinim, lois en droit rabbinique, n'est pas la bonne voie. Il illustre son propos en évoquant, le parcours étonnant du rabbin Benjamin Assouline (1918-1993), personnalité exemplaire

 

Cette ouverture, cet esprit de compréhension valurent souvent aux rabbins algériens d'être taxés à tort, de laxisme.

En voici quelques exemples :

- Organiser des offices le Chabbat de bonne heure pour les fonctionnaires devant se rendre ensuite à leur travail, comme c'était le cas Constantine, auxquels le rabbin juge Joseph Renassia prenait part régulièrement.

- Aller à l'école laïque le Chabbat revêtu des vêtements des jours de fête.

- Aller à la synagogue avec son cartable le Chabbat après midi, au sortir de l'école, pour y réciter les Pirké Avot (Les Maximes des Pères).

- Rester attaché à la cacherout (caractère rituel des aliments dans la religion juive), même si dans certaines familles l'ignorance de certaines règles pouvait en compromettre le résultat.

 

Tout cela n'était pas sans valeur et pouvait, a contrario, témoigner d'une certaine persistance de la pratique des mitswot et au maintien de la conscience religieuse.

 

De même, si les rabbins algériens n'ont jamais parlé d'orthodoxie, c'est probablement parce que cette approche pouvait signifier aux yeux des fidèles, différenciation et démarquage, sentiment qu'ils se gardèrent bien d'entretenir parmi les fidèles.

Dans le même ordre d'idée, si le sionisme sentimental' qu'ils ont encouragé, n'a presque pas débouché sur le sionisme réalisateur, c'est-à-dire l'aliah, l'émigration en Israël, notons qu'il n'a laissé aucune place l'antisionisme qui s'est manifesté dans plusieurs communautés juives travers le monde.

En résumé, s'il est vrai que, d'une manière générale, les rabbins algériens ne se sont pas distingués par la production rabbiniques, tels les fameuses responsa, questions et réponses des hakhamim, sur des sujets en relation avec la tradition juive.

Le grand rabbin Khalifa, d'Aïnt Témouchent, par exemple, doit son renom en Israël à ce genre d'écrits. Les mérites des rabbins algériens se situaient ailleurs, en particulier au contact quotidien avec la réalité. Ils n'ont pas toujours réussi, loin s'en faut !

Mais ils ont cherché à préserver des éléments essentiels.

Ainsi, il faut savoir ue le mariage mixte, véritable critère de la déjudaïsation, prit de l’ampleur parmi les jeunes gens juifs algériens durant l'accomplissement militaire ou la poursuite de leurs études supérieures en Métropole. Ce phénomène social, propre aux minorités religieuses, a pu être jugulé, en Algérie même, grâce à l'action des rabbins, à l'atmosphère propice, entretenue par eux, pour une observation continue des mitsvot.

 

Je voudrais pour terminer, dire un mot de ce  que sont devenus les rabbins algériens à leur arrivée en Métropole.

Chacun sait que la transplantation a été pénible pour nombre d'entre eux.

Sachez que mon diplôme de rabbin d'Algérie n'a pas été reconnu immédiatement. Je n'en tire aucune rancœur puisque par la suite, cela fut réglé à ma grande satisfaction.

Mais, pour beaucoup d'autres, il a fallu temps et démarches multiples pour obtenir un poste, une équivalence rabbinique ou même une fonction, considérée comme subalterne, de ministre du culte ou de délégué rabbinique. Je sais bien, les difficultés étaient nombreuses, car il fallait dégager des postes sans porter atteinte à l'autorité du Séminaire rabbinique de Paris et des diplômes qu'il délivrait.

Mais le problème, dans ce cas précis, était ailleurs : il était difficile, pour les instances rabbiniques et les dirigeants métropolitains, de saisir rapidement le parti que l'on pouvait tirer des rabbins algériens polyvalents et de leur expérience spécifique.

Surtout, si l'on prend en considération, qu'ils arrivaient en France avec environs 300.000 de leurs fidèles. Mais, avec le recul, plus personne ne doute de nos jours que l'arrivée sur le sol français d'une aussi importante communauté, par son nombre et sa spécificité, nantie de ses cadres rabbiniques, ait à des communautés qui vivotaient un sang nouveau, permettant ainsi la multiplication de nombreuses autrescollectivités juives dans ce nouvel environnement.

De même et ce sera ma conclusion, nous connaissons les fonctions éminentes remplies par des rabbins algériens en Métropole. Sans être exhaustive, la liste suivante est impressionnante :

- Le grand rabbin Sirat, grand rabbin de France.
- Le grand rabbin Meyer Jais, grand rabbin de Paris.

- Le grand rabbin Rahamim Naouri, président du tribunal rabbinique de Paris.

- Le grand rabbin Chouchena, directeur du séminaire rabbinique de Paris.

- Le grand rabbin Charles Touati, professeur éminent dans le même établissement

- Le rabbin Yéhouda Léon Askénazi, par le rayonnement de sa pensée

Ne négligeons pas les rabbins qui, notamment, ont eu en charge les communautés les plus importantes de France, à Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Nice, Sarcelles et maintes autres. Citons par exemple :

- le rabbin Judah Maman à Villeurbanne dans le Rhône.

Certes, dans cette liste, des rabbins n’ont pas, ou peu exercé en Algérie, mais tous y ont reçu une impulsion à laquelle ils accordèrent, par la suite, une grande place dans le déroulement de leur carrière soit en France soit en Israël.

 

Au terme de ce court article, je voudrais préciser qu'il peut par endroits, paraître tendancieux parce qu’il ne s’appesantit pas assez sur les faiblesses des rabbins algériens, mais insiste, au contraire, sur leurs efforts.

J'ai voulu, de la sorte combattre certains à priori, réparer des oublis et rétablir quelques vérités.

Source de l'information

LES JUIFS D'ALGERIE - Une évolution permanente (1750 - 1962)

Sous la direction de DAVID COHEN (Moriel)