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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

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Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Le webroman-feuilleton du site internet de MORIAL

Afin de pallier la morosité ambiante, nous vous proposons trois fois par semaine : lundi, mercredi et vendredi (sauf Yom Tov), des extraits du dernier ouvrage de notre Président d’honneur, Didier Nebot. A travers cette fable fantastique, bientôt en librairie,  vous pourrez vous évader du contexte anxiogène actuel.

Episode 1

La mer ! Enfin David lui tournait le dos, il ne devrait plus affronter cet espace bleu infini qui lui avait tant délavé les yeux.

L’Espagne incendiaire d’Isabelle la Catholique avait tenté de le broyer, mais une force invisible lui avait sauvé la vie. Plus de père, plus de mère et seul survivant.

Il avançait, les pieds caressés par le sable brûlant, sur cette plage inconnue. Serrés contre lui, le trophée de Lazare, son grand-père, improbable vainqueur d’un tournoi de tir à l’arc, là-bas en Espagne, face aux preux chevaliers chrétiens.

Sous ses pieds, la terre, ferme, douce. À l’horizon des monticules de sable, quelques pierres d’un autre âge et ce hameau aux maigres cabanes blanchies. Un adolescent lui apparut comme un mirage au sommet d’une dune. Tous deux se dévisagèrent, lèvres serrées.

Miroir réciproque à peine déformé, ils avaient une quinzaine d’années et leurs traits ne portaient pas les stigmates de la haine. Ils se sourirent en même temps et s’avancèrent l’un vers l’autre. David leva les deux mains : "Chalom", dit-il inquiet. L’autre le regarda, haussa les épaules et répondit : "Salam Aleikoum".

Du geste, il l’invita à le suivre jusqu’au minuscule douar, situé tout à côté.

Quelques personnes s’approchèrent, intriguées, et tâtèrent ses loques encore mouillées. David était fébrile, épuisé, décharné. Quel était ce pays où il venait d’accoster après avoir erré tant de jours sur les flots ? Ces chèvres errantes, ces filets de pêche tendus, ces femmes voilées et silencieuses, était-ce le Maroc ? Ou bien les Indes, qui, de leur or enrichissaient tant l’Espagne ?

Il se mit à parler précipitamment dans un langage chaotique, montrant la mer. Les indigènes grimpèrent au plus haut de la dune, et constatèrent qu’un bateau démâté s’était échoué sur le sable. Les regards étaient incrédules, méfiants même, alors l’adolescent répéta "Espagne" en variant les intonations, jusqu’à ce qu’un enfant reprenne "Ichpagnia" en secouant la tête.

Tous, à cet instant, semblèrent soulagés et considérèrent David autrement. Les femmes eurent pitié de lui et il se retrouva entouré par trois généreuses matrones qui ne lui voulurent que du bien. Lait de brebis, poisson, eau claire offrirent à son palais des goûts presque oubliés. Il s’habilla de vêtements secs et propres, puis on l’installa dans une cabane sombre. L’air y sentait la chèvre. Il déposa respectueusement le trophée de son grand-père, se lova dans des peaux à l’odeur âcre et s’endormit profondément. C’était l’après-midi, les hommes n’étaient pas encore rentrés pour la prière du soir, les femmes et les enfants retournèrent à leurs activités.

 

 

Episode 2

David se réveilla à l'aube. Il ignorait toujours sur quelle terre Dieu l'avait fait débarquer. Le chef du douar avait entendu parler de ces juifs et de ces Arabes qui avaient fui l'Espagne. Ils étaient arrivés en masse une année auparavant.
Ce jeune garçon avait-il navigué seul sur cette frêle embarcation durant tout ce temps ? Il décida de le conduire à Cherchell situé non loin de là. Il pourrait y rencontrer les Andalous, ces Arabes qui s'étaient échappés de Grenade.

Au moins parleraient-ils la même langue et pourrait-on connaître son histoire.

Ils étaient une bonne dizaine d'adultes, suivis d'une ribambelle d'enfants criards, à se mettre en route. Dans un ciel bleu sans faille, le soleil diffusait une forte chaleur que tempérait la brise matinale. La petite troupe longea des ruines étranges, encore majestueuses, malgré les dégâts du temps : aqueducs romains à moitié détruits par le poids des siècles, vieilles pierres habitées par le lierre et les insectes. Quand apparut au loin la silhouette d'un village, le chef se tourna vers lui et tendit un doigt en souriant: « Cherchell ».

Les quelques rues du village menaient toutes à une place grouillante que les allées et venues incessantes de la populace enveloppaient dans un nuage de poussière blanche. Une animation assourdissante, un marché coloré aux ombres variées et multiples, à la fois languissantes et mouvantes, étourdirent David. Il écarquillait les yeux, revigoré par cette étonnante ambiance, lorsqu'il aperçut d'étranges créatures accroupies au sol qui lui jetèrent un regard dédaigneux. Il n'avait jamais vu de dromadaires, ni d’hommes vêtus de longues robes, la tête drapée d'une coiffure faite de larges bandes de tissu. Il n'avait jamais vu de femmes au visage peint de bleu et aux mains orange. À l'étal des marchands, il découvrait des plantes et des fruits inconnus, leurs parfums se mêlaient à d'autres senteurs fortes et suaves, qui flattaient son odorat et qui lui faisaient oublier les nuages de mouches que d'indolents vendeurs chassaient à l’aide d'une palme flexible.

Le chef du douar finissait de palabrer avec des hommes vêtus de noir, quand soudain une main s'abattit sur David. Apeuré, il se retourna. Un individu à la mine douteuse l'interpella en espagnol. David resta muet de stupeur avant de retrouver dans sa mémoire le sens des mots. Mais aucun son ne sortait de sa gorge, l'homme reprit alors :
– Tu viens d'Espagne, petit.
– Oui, répondit-il
– Tu es juif, c'est ça.
– Oui, répondit-il
– Comment se fait-il que tu viennes seulement de débarquer ?

Alors David sortit de sa torpeur et raconta son effroyable odyssée. Par raison, avec sa famille, il avait dû se convertir, en Espagne, et remettre à plus tard le moment du départ. Malheureusement, le destin s'était acharné contre eux. Sa mère et sa sœur avaient été massacrées à Valence et son père s'était mortellement blessé sur le petit bateau de fortune qui les emmenait hors d'Espagne. Il avait continué le voyage seul, durant une ou deux semaines, attendant une mort qui ne voulait pas de lui.

L'arabe écouta, ému et dit :
– Ici tu es en Afrique, petit, à Cherchell, au royaume de Tlemcen. Nous, nous sommes les Arabes de Grenade, les Andalous. Comme toi et les tiens, nous avons fui l'Espagne, il y a un an maintenant, et nous nous sommes établis dans cette ancienne cité romaine. L'endroit est calme et paisible, il n'y a pas de juifs chez nous, tes frères sont dispersés dans d'autres endroits. Sois tranquille, personne ne te fera de mal.

David recevait tant d'informations en si peu de temps, qu'il se sentit vaciller. Il avait traversé la Méditerranée sur quelques planches et il n'était pas mort ! Fallait-il rester ici, accepter la fatalité ou réagir et partir à la recherche du reste de sa famille, de sa tante Myriam, de sa petite cousine Léa, qui lui avait dit un tendre et triste au revoir, un soir là-bas en Espagne, dans le cauchemar.
– Je dois retrouver ma tante ! Aidez-moi ! dit-il
– Nous t’aiderons, petit. À Miliana, vivent quelques familles juives. Le marché se tient dans quelques jours, tu viendras avec nous et ainsi tu verras les tiens.

 

Episode 3

Plus au sud, à vingt lieues à l'intérieur des terres, se trouvait Miliana, fief de la tribu des Beni-Menasser. Les chemins escarpés ralentissaient l'allure des mules.
Ce n'était que montagnes qui dentelaient l'horizon, alors que les brumes épaisses du matin se dissipaient lentement. Après la nature horizontale de la côte, David découvrait ces paysages verticaux, les éboulis, les arbres jaillissant vers le ciel, la chaleur lourde et moite entre ronces et caillasse, et le Chéliff, oued aux humeurs si changeantes.

La petite troupe voyagea deux jours à travers la montagne par de sinueux sentiers de chèvres avant d'arriver à la ville.

Une quarantaine de familles juives était installée ici.

Le souk était immense. La place du marché de Cherchell semblait dérisoire. Dans la ville, encaissée au milieu des roches et de la verdure, tout ce que cette terre produisait d'épices et de céréales, de laitages et d'étoffes, de volailles et de chevaux, tout ce que les hommes fabriquaient de bijoux, de vases, de costumes et de meubles, tout s’étalait là dans l’agitation des mains et du verbe. Un coin du souk semblait différent du reste du marché, et David ne tarda pas à reconnaître ceux de sa communauté. Il fit un signe de remerciement à l’homme qui l'avait conduit jusqu'ici : "Voilà petit, cours là-bas, et bonne chance".

Entre adieux ici et précipitation là, David se trouva devant un étal de tissu. Entendant quelques mots d'hébreu, il devint attentif. De joie, il frappa dans ses mains et éclaira son visage d'un immense sourire. Le marchand s'étonna, sa femme observa à son tour le jeune homme et face à l'irrésistible sourire, ils l'interpellèrent en hébreu. David sauta spontanément au cou de l'homme. Dans un souffle, il lança des phrases désordonnées et le couple attendri, attendit qu'il se calme. Quelques minutes après, entouré d'une dizaine de personnes, il rassembla ses esprits pour raconter son histoire. Tous furent émus à l'écoute de ce jeune Moïse à qui Dieu avait permis de survivre.

Le marchand lui raconta alors sa propre histoire : "Nous sommes une quarantaine de familles juives ici, nous avons débarqué, il y a un an, et les Arabes nous ont bien accepté. On vit en bonne intelligence avec eux. On est regroupé au nord de la ville, nous payons la dîme au calife, le montant en est raisonnable. L'Espagne n’est plus qu’un vieux et mauvais souvenir. Certes ce n’est pas la richesse, loin s’en faut, nous vivons dans des abris rudimentaires et certains sont encore sous la tente, mais on nous laisse tranquille. Nous ne sommes pas malheureux. Te rends-tu compte, le Hakem, le maire de Miliana, nous attendait, il y a un an, avec du café qu’il nous fit servir en signe d'hospitalité. Parfois, nous nous rendons à Alger. C'est un petit port calme et peu fréquenté, mais nous allons en pèlerinage sur les tombes des grands rabbins Ribach et Rasbach, ils ont eu l'intelligence de fuir en 1391, lors des premiers grands massacres qui ont secoué l’Espagne".

David était impressionné par une telle sérénité. Une vie presque paisible semblait possible ici, mais elle n’était pas faite pour lui. Il n’avait qu’un désir : retrouver le reste de sa famille, quitte à parcourir le pays, de ville en ville, le restant de ses jours.

=====

Quelques semaines plus tard l'occasion se présenta et il trouva une petite place dans un convoi en direction de Tlemcen. Pour tout bagage, il n'emportait que le trophée de Lazare.

Sur la route, un soir, ils se firent attaquer par une poignée d'hommes armés jusqu'aux dents. David crut que sa dernière heure fut arrivée. La plupart des hommes du convoi furent tués, les brigands l'épargnèrent pour le vendre comme esclave. La troupe suivit l'oued Chélif qui servait de route à travers le pays. À l’ouest de la Mitidja, le Djebel Doui s’enroula. D’étonnantes étendues d’artichauts sauvages, fleurs verticales, striaient de gris-vert le paysage. Dans le lointain apparut Sauk Tleta, fief de la tribu des Béraz.

Les brigands le briquèrent à neuf et l’affublèrent d'un accoutrement étrange pour sans doute le faire paraître plus exotique. Ils l'amenèrent ensuite sur une petite place où se trouvaient aussi d’autres compagnons d'infortune. Après avoir été étudié sous toutes les coutures – il dut montrer ses dents, ses mains, son corps –, David fut acheté par le conseiller du Cheik d’Aïn Méhdi, bourg proche du désert. Puis l'importante caravane prit la piste du sud : des marchands dont les mules étaient bardées de marchandises achetées, des chameaux par dizaines, une cohorte piaffante de chevaux, des moutons en fleuve fluide et bêlant, et une importante escorte de cavaliers armés, chargés d’assurer la sécurité de la troupe. La caravane rejoignit M’Tayeb, premier k’cour, aux avant-postes du désert. Esclaves et bêtes profitèrent de l'eau à profusion, la nourriture fut distribuée. David, perplexe, sentait sa méfiance décroître, nulle marque de dédain de la part de « ses propriétaires » ou de ses gardes. Il était entre les mains des Djiids, Arabes du Grand-Sud, et il découvrait petit à petit combien le raffinement, la sagesse et la tolérance, étaient leurs armes essentielles.

Après plusieurs jours de voyage et être passé de k’çour en k’çour, le convoi parvint au défilé du Djebel Amour. Au loin, David aperçut comme dans un rêve une oasis à perte de vue : Aïn Médhi, première grande ville du Mzab, bâtie sur une colline, parsemée de mille jardins voluptueux.

Mimoun Bensahel, le Cheik d’Aïn Médhi, les attendait, étendu sur des coussins brodés d'or, éventé par deux négrillons qui agitaient lentement des feuilles de palme. Une petite fontaine coulait en mince filet d'eau, et l'air sentait le jasmin. Pour David qui s'attendait à rencontrer un homme obèse, à la lippe épaisse, le cheik affichait une expression d'une grande noblesse, avec un visage sec et racé. Le Cheik remercia son conseiller d'avoir opéré un aussi bon choix ; lui aussi, comme son cousin de la ville voisine, pourrait maintenant se targuer de posséder un esclave juif espagnol. Il invita David à s'asseoir et à se désaltérer. Le Cheik possédait quelques notions d'espagnol et un semblant de conversation s'engagea.

 

 

 

Episode 4
Plusieurs mois passèrent, des rapports presque filiaux s'établirent entre le juif et l’Arabe. David était bien traité, presque libre. Son monde aurait pu se résumer à Aïn Médhi, il se serait même à la longue converti et aurait eu l'existence la plus raffinée que l'on puisse rêver. Pourtant, il ne cessait d'avoir conscience de sa condition de prisonnier, et puis il ne pouvait oublier sa famille. Le visage de Léa lui apparaissait souvent en songe, elle disait au revoir en agitant le bras, là-bas en Espagne.

L’idée d'une évasion prit lentement forme dans son esprit.Cette occasion, il la croisa par un beau matin d'avril, alors qu'il assistait les commerçants d’Aïn Médhi au marché. La pyramide de melons qu'il avait soigneusement construite s'effondra en grosses perles jaunes, et il lâcha rageusement une insulte tonitruante en hébreu.Un passant s'arrêta net et lui lança :
– Tu es juif ?
– Oui, répondit David, Et toi ?
– Je suis aussi juif, j'habite Laghouat et je m'appelle Dado.
– Tu as fui l'Espagne? poursuivit David.
– Non, mon frère, ma famille est là depuis des siècles. Et toi, tu viens de là-bas?
– Oui, répondit David la voix étranglée par l'émotion, je veux partir avec toi à Laghouat.

Dado réfléchit quelques secondes, puis acquiesça en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin. David savait qu’il ne risquait rien, depuis longtemps déjà, il passait des journées entières seul dans la bibliothèque du Cheik et personne ne s'étonnerait de son absence avant le lendemain. Alors, il serait loin du Djiid généreux.

Effectivement tout se passa comme l’avait imaginé David et deux jours plus tard, libre et heureux, il se retrouvait à Laghouat au milieu des siens. Entouré d’une ribambelle d’enfants excités, il se dirigea vers la synagogue, une des rares constructions solides de la région. Il fut présenté avec cérémonie à toute la communauté. Qu'il soit venu du nord, – de cette Espagne assassine –, fascinait ces gens fixés dans ces lieux depuis des temps immémoriaux. Mes’od Bensaïd, le Zaken Ha Yehoudim de Laghouat, le patriarche, imposa le silence :
– Sois le bienvenue parmi nous mon enfant. Nous sommes très heureux de t'accueillir. Je suis le gardien de l'ordre, nommé par les Arabes. En cas de conflit, je suis leur intermédiaire, mais tout se passe bien en général. Tu logeras chez moi, si tu le veux bien. Ce soir nous ferons cuire un méchoui en ton honneur.

David était ému. Pour la première fois depuis fort longtemps, il pouvait parler sans contrainte. La communauté l'écouta attentivement évoquer ces violences inimaginables, là-bas en Espagne. Les anciens tendirent un peu plus l'oreille lorsqu'il évoqua le Talmud, les livres. Ici, il n'y avait rien sinon quelques vieux manuscrits gardés précieusement dans la synagogue. La tradition n'était qu’orale, les connaissances superficielles. Mais on se savait, on se sentait juif. Il posa à son tour d'innombrables questions, Mes’od répondit sans hésitation :
– Nous sommes très différents de toi et pourtant nous sommes aussi juifs. Nous sommes dans ce pays depuis des temps immémoriaux. As-tu entendu parler des tribus Mediona, Djeraoua, Belhoula, Néfouça et d'autres encore qui peuplèrent les montagnes et le bord de mer bien avant l'arrivée des Arabes?
Et bien elles venaient de Judée et elles se sont mêlées aux autochtones berbères. Notre religion se transmit oralement, des générations entières vécurent sans avoir jamais vu une bible. Quand les compagnons du Prophète vinrent de l'est pour conquérir notre terre, nous n'avons pas été touchés. La chance. Au nord par contre, ils furent nombreux à se convertir, c'était l'islam ou la mort, mais après tout, au quotidien, ces deux religions sont si semblables !

Il y eut pourtant une révolte levée par une femme, une juive, dont on parle encore aujourd'hui. La Kahena, l'appelait-on, la reine du Maghreb. Elle tint tête aux musulmans, mais elle mourut décapitée. Personne ne put résister au déferlement des Hilaliens. Tu vois, ce pays est peuplé de légendes, notre histoire remonte tellement loin. Les chrétiens, eux, ont disparu comme bulle de savon, malgré Saint-Augustin le berbère, qui tenta d'imposer la parole de Jésus-Christ, mais ceux d'Arabie ont tout balayé.Et puis ce fut la terreur sous les Almohades qui se servirent de leurs épées pour imposer le Coran. Nous avons eu la chance de passer à travers les mailles du filet. Nous étions trop éloignés des pistes caravanières. Alors nous sommes restés juifs, ainsi que quelques tribus, mais la plupart des autres, à travers tout le Maghreb, se sont converties. Les plus grands esprits de notre foi se sont éteints, emportant avec eux les livres et la culture. Nous avons alors vécu en suivant le fil du temps, observant sans repères la loi de nos lointains ancêtres. Voilà pourquoi au gré des rencontres, tu reconnaîtras dans le langage des Berbères des sonorités d'hébreu, tu t’étonneras de certaines pratiques musulmanes teintées de nos rites, tu ne comprendras pas les habitudes de tribus qui judaïsent sans en avoir conscience, ici Jéhovah et Allah ont joué leurs peuples aux dés. Reste parmi nous David si tu le souhaites. Cependant en t’enfuyant, tu as trahi la confiance du Cheik d’Aïn Médhi et tôt ou tard, il apprendra ta présence parmi nous. On peut te racheter, mais acceptera-t-il? L'affront que tu lui as fait est grave. Le risque est grand.

– Merci de tout cœur, Mes'od, mais je ne peux oublier que, quelque part au-delà de l'horizon, les rescapés de ma famille m'attendent. Je veux les retrouver
– Fais donc ce que ta conscience te dicte, petit Moïse, et que Dieu te protège car ta tâche sera dure dans ce pays immense. Je vais me renseigner auprès des villages voisins. Si un convoi se forme pour remonter vers le nord, tu le suivras, mais cela peut prendre du temps.Deux semaines plus tard, le fils du Cheik d’un village voisin se rendait au bout du monde, à Fès, pour ramener la nouvelle femme que son père avait choisie. Il accepta de prendre David sous sa protection. Ce dernier laissa exploser sa joie. Il savait qu'à Fès, il rencontrerait son destin, et qu’enfin il pourrait commencer sa vie.David partit sans se retourner en cette matinée de printemps 1496. Il était en compagnie d’Abou, Yehich, Anouar. L’œil furtif mais observateur sous le capuchon de leurs burnous, les trois Arabes avaient étudié David, ce jeune homme étrange venu d’ailleurs. À la halte du soir quand, déployant les tapis, ils se prosternaient en direction de La Mecque, ils avaient remarqué que leur protégé s’éloignait discrètement, les laissant à leurs dévotions. Peut-être en profitait-il pour adresser ses prières à son propre dieu ?

La nuit venue, tous s’asseyaient autour du feu. L’air embaumait l’odeur piquante du thé à la menthe, les galettes craquaient sous les dents et les dattes moelleuses et douces terminaient le repas frugal. Les hommes savouraient ce moment de détente. Peu à peu, les langues se déliaient; c’était l’heure des légendes et des contes qui enchantaient David. Les conversations languissaient, rires et paroles s’espaçaient, tandis que la pourpre du crépuscule enveloppait les dunes lointaines et que le ricanement des chacals succédait aux palabres des hommes.
Le sable, dans l’étendue infinie du désert, prouvait qu’il était l’unique roi de cet univers mouvant. Le calme environnant impressionnait David. Ces deux années d’esclavage à Aïn Medhi, aux portes du Sahara, l’avaient coupé du monde et il avait du mal aujourd’hui à se croire libre. Libre de penser, de rire, d’agir. Ce voyage à travers le désert lui apprenait le sens du mot harmonie. Ses compagnons avaient toujours un demi-sourire sceptique sur le coin des lèvres, comme pour lui rappeler que tout n’est peut-être qu’illusion. La caravane avançait pas à pas, dans l’océan indifférent des dunes.

 

Episode 5 - "LA VILLE DE FES"

Le voyage dura dix jours. David, du haut de ses dix-sept ans, perdit progressivement la notion du temps et il se sentait maintenant différent de l’adolescent qu’il était encore naguère.

La puissance sereine du désert avait fait de lui un homme parce qu’il avait accepté l’épreuve avec humilité.

À présent, la civilisation l’attendait.

Au pied des montagnes, dans la fertile plaine du Saïs, apparut une forêt de tours, de minarets et de palmiers, ceinturée d’immenses murailles. Il était à Fès, la cité impériale, taillée dans l’ocre et le blanc, édifice abstrait de stucs architecturés en profondeurs infinies. Quel tumulte ! Il crut que jamais il ne supporterait de passer plus d’une journée dans cette ville poussiéreuse, grouillante de rumeurs, et qu’il lui faudrait fuir pour retrouver la paix du désert. Mais il fut vite happé par cette vie nouvelle, et il ne lui resta plus de la noblesse du sud qu’un vague souvenir. Au pied de la Karaouïne, prodigieuse mosquée aux quatorze portes de bronze, ruche bourdonnante d’incantations, grand centre spirituel de l’islam – que la richesse de ses bibliothèques et le renom de ses professeurs avaient rendue célèbre dans tout le Maghreb –, il se sépara avec tristesse de ses trois compagnons de voyage.
– Va, jeune chameau, lui dirent-ils. Nous te donnons le droit de nous quitter dans cette ville de bruit et de fureur. Regarde, tu as presque changé de visage, cela veut dire que ton destin t’appelle. Lorsque nous reprendrons la route, nous penserons à toi. Qu’Allah – enfin, que ton dieu – te protège et te fasse retrouver les tiens. Sauve-toi, et emporte en souvenir ce bracelet d’argent ciselé, qui brille comme la lune s’élevant sur les dunes. Va, jeune chameau !
– Adieu, mes amis, répondit David, ému.
Par cet adieu, il quittait son enfance douloureuse, la paix qu’il avait connue dans les terres protégées du grand Sud, la beauté de ces étendues sans fin. Lui restaient le présent et l’espoir de retrouver sa famille.

Il avança, mal à l’aise, au milieu d’une foule disparate, jusqu’au sanctuaire de Moulay Idriss, le fondateur de la ville. Puis, sans trop réfléchir, il s’engagea dans un lacis de ruelles étroites aux odeurs indéfinies. Ses pas le guidèrent jusqu’à une placette ombragée, dotée d’une fontaine à laquelle il se désaltéra. L’air inquiet, il observa quelques instants les allées et venues de la populace. Il fut pris d’une peur irraisonnée, comme s’il était inscrit sur son front qu’il était un esclave en fuite. Ses yeux bleus, ses cheveux châtains, son teint clair, ses traits fins, si peu fréquents dans de tels lieux, risquaient de le rendre suspect. Seul, perdu dans cette cohue, il n’osait parler à personne. Il lui tardait d’arriver à la Judería, le quartier juif, où il serait en sécurité.

Il se laissa porter par le flot coloré qui déambulait nonchalamment, et se retrouva en plein souk. L’animation était étourdissante, des senteurs fortes et suaves flattaient son odorat ; ici des cris, là des rires, là-bas des danseurs et des conteurs. Près des étals, d’indolents vendeurs chassaient d’une palme flexible des nuages de mouches. Ces scènes détendirent David, qui s’enhardit et demanda son chemin.
« La Judéria ? Non, on l’appelle Mellah ici. C’est au bout de cette rue. »
Il fut surpris du ton méprisant avec lequel les Arabes lui répondirent. Quelle différence avec ses compagnons de route dont le regard ne traduisait nulle haine ! Le Cheik Bensahel, à Aïn Medhi, celui-là même qui l’avait acheté, l’avait toujours respecté. Serait-il ici dans une province d’Isabelle la Catholique ?
Il avança d’un pas hésitant, partagé entre la peur de l’inconnu et l’espoir de retrouver ceux de sa communauté. Il arriva à la hauteur du cimetière juif et s’y arrêta quelques instants, étonné par le nombre important de tombes récentes. Un vieil homme portant une kippa passa devant lui. « Enfin un coreligionnaire ! », se dit David, rassuré. Il l’interrogea.
« La peste et le feu ont ravagé le Mellah l’été dernier, répondit le vieillard. C’était épouvantable, nos morts se comptaient par milliers, nous n’avions même pas de place pour les enterrer dignement ». Et l’homme poursuivit son chemin tout en psalmodiant. David lui emboîta le pas, le cœur serré. Qu’allait-il trouver là-bas ? Quelques instants plus tard il pénétra dans le quartier juif.

Quel contraste avec la ville arabe ! Mêmes ruelles étroites, mêmes enchevêtrements de maisons, mais plus de cris, plus de rires, plus de danseurs, tout semblait étrangement calme. Il constata, horrifié, les dégâts qu’avait occasionnés l’incendie de l’été précédent. L’entassement, la surpopulation, l’hygiène déplorable avaient sans doute aussi contribué à propager l’épidémie de peste. La désolation planait encore sur les maisons modestes; les boutiques sombres des ruelles étriquées et les habitants au regard effaré le mettaient mal à l’aise. Quelle déception ! Comment leur dire qu’il avait attendu ce moment avec impatience, qu’il avait survécu à la mer, traversé le pays du nord au sud, parcouru le désert pour arriver jusqu’à eux, et qu’il était bouleversé de ne rencontrer que la misère d’une communauté éperdue, cernée par la ville arabe... Comment leur avouer qu’ils ne sentaient que poussière et moiteur, qu’oppression et puanteur ? Comment leur confier qu’il avait rêvé d’autre chose ?
Il marchait la tête basse.

Ses vêtements clairs finirent par le faire remarquer. Un homme au visage large et au regard paisible lui toucha l’épaule et l’interpela en hébreu :
« Tu as l’air perdu ; je peux t’aider ? »
Oui, il était perdu, il avait trouvé aide et charité tout au long de son périple, il n’avait jamais été battu ni humilié, Dieu l’avait soutenu à travers chaque épreuve et pourtant cet homme avait prononcé le mot juste : il était perdu. Il avait presque dix-sept ans, mais là, face à cet homme au visage bienveillant, il redevint petit garçon et ses larmes si longtemps retenues coulèrent.
L’homme s’en étonna. Il crut l’avoir blessé. Il se pencha sur David recroquevillé et lui parla en arabe, puis en espagnol. Seules les larmes lui répondirent. Troublé, il prit alors le garçon par le bras et l’emmena dans une boutique exiguë aux allures de grotte. Au milieu de montagnes de tissus, il le fit asseoir et appela son épouse. L’adolescent finit par articuler quelques mots en espagnol : Busco a mi familia, estoy tan solo , ce qui provoqua un soupir de soulagement autour de lui. La femme lui apporta de l’eau fraîche et de la nourriture. L’émotion le paralysait et il n’avait pas faim. Mais la matrone ne voulait rien entendre, elle l’avait adopté et était décidée à le dorloter comme un bébé. Aussi, devant son insistance, dut-il se résoudre à tout avaler.

L’homme, Yeousha Botbol, et sa femme Anna étaient petits tailleurs. Ils avaient débarqué d’Espagne en 1492 dans de déplorables conditions, et vivaient tant bien que mal, satisfaits d’avoir échappé à la peste et à l’incendie du Mellah. Installés ici depuis trois ans, ils ne se rendaient plus compte de la saleté du quartier ni de son aspect dégradé. Survivre avait été une tâche si difficile, ils n’allaient pas se plaindre ! Anna, pourtant, se mit à pleurer à l’évocation de tous les drames qui avaient secoué la communauté. Elle serra David contre son cœur, tandis que son mari continuait à raconter :
« Nous ne sommes pas malheureux. Bien des années avant qu’on ne débarque ici, un émir a fait édifier le Mellah, pour notre sécurité. Les juifs qui vivaient à Fès avaient été chassés de la ville pour Dieu sait quelles accusations d’hérésie, et persécutés. L’émir fit construire quelques maisons en dehors de la cité, et aida nos malheureux frères en leur donnant les moyens de se protéger de la violence populaire. Contrairement à ce que nous subissions en Espagne, nous ne nous sentons pas prisonniers d’un danger constant et sournois. Les musulmans ne nous trahiront pas comme l’ont fait Isabelle et Ferdinand, puisqu’ils ne nous ont rien promis. Ils nous acceptent, sans aucune indulgence, mais sans haine non plus. Et c’est grâce à cela que nous vivons mieux ici. Du pays que nous avons quitté, il ne reste dans nos mémoires que la douleur et l’injustice, la cruauté et la mort. Nous n’avons pas touché la Terre promise mais, ici, nous sommes vivants. »

 

David ne comprenait que trop bien le sens de ces phrases. N’avait-il pas affronté tous les dangers pour fuir la si cruelle Inquisition ? Yeousha, l’homme au regard serein, l’apaisait et lui redonnait confiance. Il se détendit et, à son tour, raconta son histoire :
« Je m’appelle David Benavista ; ma famille vivait à Tolède lorsqu’Isabelle la Catholique décida d’expulser d’Espagne tous les juifs. Mon grand-père, Lazare, avait cent-un ans, et il refusa de partir, préférant mourir sur la terre de ses ancêtres plutôt que de prendre le chemin de l’exil. Sa sagesse et son courage étaient légendaires. Il s’était maintes fois opposé à l’intolérance de l’Église, allant même jusqu’à prôner le soulèvement de notre communauté lorsque les chrétiens entendirent convertir par la force bon nombre des nôtres. Il ne craignait ni l’opprobre ni la torture. Mes parents ne voulurent pas l’abandonner et durent se convertir, remettant à plus tard leur départ.

 

Episode 6 : Et Louisa.

Par un étrange caprice du sort, mon grand-père quitta cette terre le 2 août 1492, jour maudit entre tous puisqu’il marqua la fin du judaïsme en Espagne.

Plus rien ne retenait ma famille dans ce pays, c’était le moment de fuir. Malheureusement, le destin s’acharna contre nous. Ma sœur et ma mère furent assassinées avant notre départ par des marauds dans notre maison de Valence. Mon père et moi étions désespérés.

Après l’enterrement, nous rassemblâmes nos économies, de la nourriture, des vêtements chauds et, à bord d’une charrette, nous nous dirigeâmes vers le sud. Nous arrivâmes dans une petite baie que mon père avait repérée quelques jours plus tôt. Il y avait là quelques habitations et quatre ou cinq bateaux. Un pêcheur, l’air méfiant, vint à notre rencontre. Mon père l’implora : “ Un bateau par pitié, votre prix sera le mien, je dois sauver mon fils.” Il lui tendit quatre pièces d’or, que l’homme accepta sans trop réfléchir. Nous mîmes la barque à la mer, mais un violent ressac manqua de nous faire chavirer et mon père se brisa deux côtes. Le vent nous éloigna de la terre et bientôt l’horizon se confondit avec l’infini.

David pleurait tout en se remémorant la terrible épopée.
« Nous avancions sur les flots ; le bateau tressautait sur les vagues et la blessure de mon père s’aggravait. Je le relayais à la barre le plus souvent possible, mais il s’affaiblissait de jour en jour, s’asphyxiait, toussant de plus en plus. Il savait qu’il allait mourir quand il m’adressa ces paroles : “ David, petit David, je vais te quitter. Lorsque tu arriveras à bon port, si la foi ne te quitte pas, tu vivras en homme libre, libre d’honorer ton Dieu, d’observer les rites que nous ont transmis nos pères, dans la dignité. Tu es solide, mon fils, fais briller la flamme et pense à moi quand je t’aurai quitté, quand j’aurai rejoint Rachel, ma tendre épouse, et ma petite Judith. »
David se tut. Le silence se fit pesant, mais il devait poursuivre son récit : il avait besoin de tout dire pour se libérer de son angoisse, de sa douleur.
« Un jour, mon père ne bougea plus. Je me précipitai vers lui, le suppliant de ne pas m’abandonner, mais il n’était déjà plus de ce monde. Je me mis à pleurer, le tenant dans mes bras, sachant que je ne croiserais plus son regard rassurant, que je ne partagerais plus ses sourires complices.
« La mer hurlait et le vent me glaçait les sangs. Je restai ainsi, immobile, perdu, sans réactions. Longtemps, longtemps après, je pus me résoudre à confier son corps aux vagues. Et je me mis à crier, à implorer Dieu. Les jours passèrent. J’avais faim, j’avais froid : “ Aide-moi, aide-moi, j’ai peur ! ”, criai-je au Ciel.
« J’étais prostré. Le soleil me brûlait les paupières ; la nuit je grelotais. J’avais depuis longtemps abandonné la barque aux caprices du courant. Pour me donner du courage, je contemplais parfois la seule richesse que nous avions emportée avec nous : le trophée en bronze que mon grand-père, Lazare, avait gagné à Tolède en se mesurant à des chevaliers chrétiens, dans un tournoi de tir à l’arc.
« Je n’avais presque plus de vivres. Couché sur le pont je revoyais les maisons en flammes, la foule des exilés sur les routes, l’horrible Inquisition. Je cherchais le bras de ma mère, le sourire de ma sœur, la main de mon père, mais ils avaient disparu. Je pleurais. La mer m’entraînait toujours plus loin.
« Un matin, je fus réveillé par l’étrange ballet de dizaines de mouettes. Je me levai d’un bond, je scrutai l’horizon et j’aperçus la terre. Je criai, je chantai, je pris mes parents à témoin qui devaient m’observer du Ciel. Lentement, le bateau s’approcha de la côte, puis il échoua sur la plage. Je pris le trophée, les quelques pages du livre que la tempête avait épargnées, et je me laissai tomber sur le sable. J’étais en terre d’Afrique, je venais d’accoster à Cherchell, dans le royaume de Tlemcen.
« Je ne savais si je devais me réjouir d’être en vie ou me lamenter sur un passé à jamais perdu, sur mes parents que je ne verrais plus. Je n’eus pas le loisir de réfléchir à la question, des brigands m’enlevèrent et me vendirent au Cheik d’Aïn Medhi, la grande ville du M’zab, aux portes du désert. Mais j’ai pu m’échapper et me voilà avec l’espoir de retrouver ma si douce tante Myriam et aussi le sourire de ma cousine Léa qui sont, je le sais, sur cette terre d’Afrique.

Yeousha acquiesça avec compassion et lui proposa, dès qu’il aurait fini de se restaurer, de faire le tour du Mellah pour tenter de glaner quelques renseignements sur Myriam et Léa. Avec un peu de chance, elles se trouvaient peut-être à Fès.
– Et ton oncle est-il toujours en vie ? s’inquiéta Yeousha.
– Il s’appelle Abraham Sananes. Il est aussi discret que ma tante Myriam est exubérante et épanouie. Si Dieu permet que je la retrouve, j’espère sincèrement qu’il sera avec elle, car Myriam aurait le cœur brisé sans lui. Je ne peux imaginer ma tante triste, elle est de ces gens faits pour le bonheur, et qui le créent autour d’eux.

David surprit un éclat particulier dans l’œil de Yeousha. L’évocation de cette femme gaie, généreuse, respirant la joie de vivre avait fait surgir une image dans son esprit. À l’autre bout du Mellah, il lui était arrivé d’acheter de beaux lainages et des toiles fines chez un marchand, et il se souvenait de cette femme au visage d’enfant, au regard malicieux, qui était apparue, et avec elle le soleil dans la boutique. Il n’avait pas oublié le plaisir gourmand qu’il avait eu à négocier les prix avec elle, ni les vêtements superbes qu’il avait taillés dans ces tissus, des habits qui semblaient avoir gardé un peu de sa chaleur.
– Je ne peux jurer de rien, David, je n’ai vu ni mari discret ni jeune fille, mais une femme rayonnante de vie. J’ai humé le parfum du bonheur, comme tu l’as dit. Est-ce ta tante, je ne sais pas, mais ce que tu m’en as dit, me le laisse espérer fortement. Si tu le désires, nous pouvons partir à sa recherche tout de suite.
David, le cœur battant, hocha la tête, muet d’espoir, et ils sortirent.

– Ne t’impatiente pas, nous ne sommes pas encore arrivés, répétait Yeousha. Les magasins les plus proches sont meilleur marché, et celui de ta tante, si c’est bien elle que j’ai rencontrée, ne pratique pas les prix les plus bas.
David acquiesçait, il ne faisait plus cas des ruelles étroites, de l’entassement des familles dans des masures insalubres, ni même de la puanteur des ordures mal brûlées. Il pressait Yeousha d’un pas alerte et serrait les lèvres. Au bout d’un moment l’homme indiqua : « C’est là-bas, au bout de la rue. »
David se sentait défaillir. Il oscillait entre l’appréhension de la déception et l’espérance des retrouvailles. Il fixait du regard une boutique, puis une autre – il y en avait tant –, ces échoppes où les hommes assis en tailleur fabriquaient, tissaient, sculptaient. Il observait tous les visages. Non, il fallait s’attendre à la déception, qui allait être immense. Ne pas y croire, ne pas y croire.
– Celle qui possède une pierre de chaque côté de la porte, dit Yeousha.

Ils entrèrent. La boutique était pleine de monde. Une commerçante affable faisait l’article en roucoulant comme une colombe. David hurla : « Myriam ! »
Un long silence s’ensuivit, puis son nom fut crié à son tour. Il se sentit enveloppé du parfum de sa tante. Les clients se taisaient et regardaient la scène, interdits. Myriam, étourdie, pleurant et riant à la fois, appelait : « Léa ! Abraham ! » Elle serra son neveu à le broyer. Soudain, David se dégagea de l’étreinte de sa tante et se retourna. Il vit un regard planté dans le sien. Tout son être fondit. C’était Léa. Ses yeux qui l’avaient mené jusqu’ici. Les deux adolescents se contemplaient, immobiles. Dans un même mouvement, leurs mains se tendirent et s’unirent puis David, très ému, posa un léger baiser sur la joue de Léa.
Abraham apparut, Abraham l’oublié, vieilli, moins rond, les yeux pleins de tendresse. Myriam s’époumonait, racontant aux clients le miracle de ce neveu qu’elle croyait mort, qu’elle avait quitté trois ans auparavant, le fils de la famille Benavista, l’enfant chéri que Dieu leur avait rendu.
– Et Louisa ? Questionna David.

Myriam se tut. Abraham, la gorge nouée, déclara sèchement qu’elle était morte en arrivant. Elle aurait eu huit ans dans quelques jours. On changea vite de sujet, questions et réponses se succédèrent à un rythme soutenu, l’atmosphère se détendit à nouveau. Yeousha était resté dans un coin, contemplant ces retrouvailles inespérées. Au bout d’un moment, il posa la main sur l’épaule de David et s’apprêta à partir. Mais celui-ci, pour le retenir, se lança dans d’exubérantes louanges :
– C’est grâce à lui, tante Myriam, que je vous ai retrouvés, c’est un homme si généreux, il m’a guidé vers vous. Ô Yeousha ! Comment vous remercier ?
Ce dernier, rouge de confusion, tenta de résister à cette rafale d’éloges, mais Myriam frappa dans ses mains, déclarant aux nombreux clients et badauds postés devant la porte qu’elle fermait le magasin pour fêter ce grand évènement. Quelques minutes après, le calme revint dans la pénombre de la boutique.
Yeousha ne put repartir que bien plus tard, chargé des soies les plus précieuses, de brocarts somptueux et même d’un velours venu de la lointaine Italie. David, en échange, dut promettre de rendre une prochaine visite à son guide. Puis ce fut la fête et tous oublièrent les contraintes, les petites économies, le dur labeur, tout à la joie de la famille reconstituée.

 

 

Episode 7 : "TOSHABIM et MEGOURASHIM"

David s’installa à Fès. Ce qu’il avait subi jusqu’alors s’effaça de sa mémoire, il ne garda en souvenir qu’une curiosité sympathique envers les Arabes du sud, si différents de ceux qu’il côtoyait maintenant, et le bracelet d’argent qu’il portait au poignet. Il oublia même la chaleur brûlante du désert. Il était David Benavista, né en Espagne, victime, comme tous ceux de sa famille, de l’intolérance d’Isabelle la Catholique et de Ferdinand d’Aragon.

Il ne se posait plus de questions sur son appartenance. Seuls comptaient l’avenir et Léa. La douce Léa, gentille, un peu effacée. « Si tu savais combien elle ressemble à ma mère, aimait à répéter Myriam, la même tendresse, le même air timide, rougissant au moindre compliment. »

 

David avait appris à connaître Abraham, bien plus par sa tante que par sa propre relation avec lui. Il parlait si peu. Et pourtant, sans sa présence silencieuse, Myriam ne serait plus la reine éclatante du logis. Abraham accepta ce « neveu prodigue » sans aucune exigence. Ce fut David lui-même qui dut, quelques jours après son arrivée, réclamer de l’ouvrage.

« Tu ne peux t’offrir un employé, mon oncle ; c’est pourquoi je voudrais te décharger de ton surplus de travail, je t’en prie, donne-moi tes consignes. »

Il s’agissait de livrer, dans tout le Mellah, des pièces de tissu, afin de subvenir aux besoins de la famille agrandie. Plein de bonne volonté, bouillant d’énergie, ravi de se rendre utile, David s’acquitta de cette tâche à merveille. Son histoire avait fait le tour du quartier et les gens des ruelles alentour étaient curieux de le voir. Les savetiers, les tisserands, les oiseleurs l’arrêtaient et lui demandaient sans cesse de raconter son histoire. Ils compatissaient à son sort, prenaient le Ciel à témoin, proclamaient qu’il était un élu que Dieu avait sauvé de situations impossibles. David accompagnait parfois le marchand d’eau qui faisait la navette dans le quartier. Il ne manqua pas de rendre visite aux Botbol, qui insistaient chaque fois pour le convier à leur table. C’est dans cette ambiance chaleureuse qu’il fit l’apprentissage de la couture. Il se familiarisa avec les ciseaux, différents pour la soie, le lin, la laine ; avec les aiguilles fines, ou courtes et trapues capables de traverser les épaisseurs de drap ; les longues règles de bois dont on se sert pour établir les gabarits. Il se découvrit méticuleux, travailleur, guère inventif mais soigneux ; de plus, les services, qu’il rendait à chaque livraison, ajoutaient à sa popularité. Les affaires d’Abraham, pour le coup, se développèrent et Myriam put enfin dépenser un peu plus que le strict nécessaire. La richesse, dans le Mellah, n’existait pas, mais manger à sa faim tous les jours constituait un luxe auquel beaucoup n’avaient pas droit.

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C’est au moment où David croyait trouver le bonheur qu’une nouvelle tomba, dissonante dans ce quotidien souriant. Une phrase anodine, lancée avec rondeur par Myriam :
– Tiens, regarde qui arrive, David ! C’est Bouzid, avec son jeune frère Azri ! Bouzid Oufrani, tu ne connais pas encore le petit fiancé de Léa ? Il revient de Safi, il était parti le jour de ton arrivée, cela fait presque un mois aujourd’hui. Je suis persuadée que vous vous entendrez fort bien.
David ne pouvait pas connaître le « petit fiancé de Léa », car il était le fiancé de Léa. C’était si évident qu’il ne l’avait jamais formulé, et lorsqu’il entendit ces mots, il regarda Myriam, interloqué, blessé. Mais elle ne remarqua rien, tout à son innocente satisfaction.

Les deux garçons se regardèrent en silence. Bouzid observa attentivement cet étranger dont on lui avait tant parlé depuis son retour, il était presque venu exprès pour le voir. Pas très grand, nerveux, les joues rouges, l’air gêné, présentant en somme bien peu d’intérêt.
– Léa est là ? Questionna-t-il.
– Oui, tu peux entrer, répondit Myriam. Ton voyage s’est bien passé ? Comment vont tes parents ?
David était pétrifié. Ce jeune homme à la peau mate, si peu gracieux, s’intéressait donc à Léa? Et Myriam, inconsciente du mal qu’elle faisait, accueillait l’intrus comme un hôte privilégié ! Il se décomposa, l’air hagard. Nerveuse elle aussi, puis rougissante, Léa insista pour faire les présentations. David réagit enfin, modela un sourire forcé et s’approcha.
– C’est mon cousin. Maman en est si fière, tu te rends compte, il a traversé tout le pays pour nous retrouver. Je l’adore, je suis contente que vous vous rencontriez.
David bredouilla quelques mots incompréhensibles puis tourna le dos. Il allégua l’urgence d’une livraison et sortit.

Un piège ! C’était un piège. Même Léa ne se rendait compte de rien. Décidément, tout allait à l’envers dans cette ville ! En Espagne, aucun fils de bonne famille n’aurait osé faire une cour, aussi discrète fût-elle, à une jeune fille, sans avoir auparavant fait connaître clairement ses intentions aux parents. Ici, les bonnes manières s’étaient perdues, les conventions n’existaient plus. Sans doute Léa avait-elle fait la connaissance de ce garçon dans les ruelles du Mellah, et c’est en plaisantant que l’on avait dû l’appeler un jour son « amoureux ». Mais avec le temps, ce mot s’était imposé à tous, et ce qui n’était au départ qu’un jeu d’adolescents était devenu une réalité. David était malheureux, et son cœur saignait tandis qu’il parcourait les ruelles encombrées. Des marchands l’interpelèrent, attendant des reparties joyeuses, mais il passa son chemin sans répondre.
Léa s’interrogeait. Ce cousin, dont elle était si fière, ressentait-il pour elle autre chose que de l’affection ? Son regard était tellement désespéré. Tout à coup plus femme qu’enfant, elle se sentit désorientée et dépassée. Sa mère, pourtant si perspicace, n’avait rien remarqué. Bouzid se pencha sur son oreille et lui murmura une chanson. Elle lui adressa un pâle sourire, haussa une épaule et fit son premier mensonge de femme : « Ne m’en veux pas, je suis un peu fatiguée... »

Par Myriam, David apprit que la famille de Bouzid faisait partie des juifs de Fès depuis des générations, des « indigènes » que l’arrivée de leurs frères espagnols avait surpris, puis ragaillardis. Les parents du jeune homme étaient satisfaits de voir leur fils fréquenter la boutique d’Abraham, en dépit des réflexions désobligeantes de leur entourage. La plupart des juifs autochtones, les toshabim, ne supportaient pas en effet les nouveaux arrivants, les megourashim. Ces derniers avaient une haute idée de leur culture, pétrie d’influences occidentales. Leurs sciences, leurs rituels, leur liturgie empruntaient largement aux Livres sacrés. La foi devait élever l’âme, pensaient-ils, et le savoir conduire l’homme au progrès et à la tolérance.

Pour eux, les toshabim étaient frustes et ignares, leurs connaissances religieuses s’enlisaient dans des superstitions ridicules, qui devaient beaucoup aux coutumes locales. Il n’y avait qu’à penser au statut de la femme. Les toshabim pouvaient en avoir plusieurs, comme les musulmans, ce que n’acceptaient pas les juifs espagnols. Dans ces conditions, les heurts étaient fréquents et les deux communautés cohabitaient sans échanges réels. Chacune d’elles avait ses institutions, sa langue ; le Mellah formait une véritable tour de Babel, où l’on entendait aussi bien l’espagnol que le portugais, le berbère, l’arabe, ou l’hébreu. De groupe en groupe, une hiérarchie s’était donc constituée, et les Espagnols trônaient en haut de l’échelle. Toutefois, la peste et l’incendie avaient rendu solidaires les deux communautés et les différences commençaient à s’estomper. Les autochtones étaient contraints d’admettre les connaissances étendues des nouveaux arrivants, mais ils ressentaient au fond une certaine amertume.

De leur côté, les toshabim possédaient cet esprit débrouillard qui manquait à leurs frères espagnols. L’âme et les subterfuges des Arabes n’avaient aucun secret pour eux, qui savaient les prévoir et les déjouer. Ils pouvaient d’un simple regard différencier celui qui leur causerait du tort de l’inoffensif indifférent, et cela s’avérait précieux lorsqu’on quittait le Mellah pour entrer dans la ville. Combien de megourashim avaient été bastonnés parce qu’ils n’avaient pas baissé les yeux assez vite, pour un geste mal interprété ou une parole malheureuse ! Et peu à peu, souvent à coups de trique, les émigrés s’étaient faits à ce nouvel ordre.

 

Episode 8 : "LA CHARTE D’OMAR"

Un jour, David proposa à Abraham d’effectuer une livraison chez un commerçant arabe des environs de Fès.
Sortir du Mellah insalubre ne lui faisait pas peur, même si ces musulmans ne ressemblaient pas à ceux qu’il avait connus dans le sud, et bouger lui remettrait les idées en place. Il loua un cheval à une caravane de Sahariens installée en dehors de la ville et goûta le plaisir de chevaucher une monture noble.

Il happait l’air à pleins poumons et y dispersait sa peine. Il arriva au bord d’un oued et observa, sans malice, un groupe d’Arabes, des tanneurs, occupés à étendre sur l’herbe des peaux traitées pour qu’elles sèchent au soleil. Lorsque le groupe l’obligea à descendre de cheval, il resta interdit. Lorsqu’il reçut des coups, la surprise fut plus forte que l’humiliation. « Pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Je porte ces tissus à Mostefaoui Yazid, honorable commerçant, il n’y a aucun mal à cela ! » Les Arabes, riant de son accent et de son ignorance, lui ordonnèrent de déguerpir sans remonter sur la bête.
Il s’exécuta. C’est donc à pied qu’il retourna au campement des Sahariens, auxquels il rendit l’animal. Il rentra chez lui et conta, penaud, sa mésaventure. Bouzid s’esclaffa :
– Mais nous autres, pauvres juifs, n’avons pas le droit de monter à cheval ! D’où t’est venue cette idée saugrenue ? À cheval ! Va épouser la fille du Cheik pendant que tu y es ! Tu as enfreint l’une des interdictions les plus définitives, édictées par la charte d’Omar.
Devant l’incompréhension de David, il poursuivit :
– Tu sais bien, le calife Omar, le successeur de Mahomet. C’est lui qui a élaboré les règles et les devoirs que les dhimmi doivent respecter en terre d’islam pour avoir la vie sauve.
– Les dhimmi ? S’étonna David.
– Oui, les protégés de la cité musulmane, ceux des autres religions, les sous-hommes, nous, quoi. On ne t’a rien appris pendant tes années d’esclavage à Aïn Medhi ? Il y a douze principes que tu ne dois jamais violer, tu ne le sais pas ? Tu ne dois pas toucher au Coran, ni parler du Prophète en termes mensongers, ni de l’islam avec irrévérence. Garde toi de toucher à leurs femmes, et bien d’autres lois encore. Ignore-les et ta peau ne vaudra pas grand-chose.

David fut piqué au vif. Pourquoi faisait-il cette découverte humiliante seulement ce jour-là ? Pourquoi fallait-il qu’il en soit informé par ce gamin moqueur, qui lui volait son âme, sa femme ?
Des clientes de la boutique consolèrent David : « Eh oui, tant de choses nous sont interdites, mais nous nous y sommes faits. Toi, tu viens d’arriver, pauvre petit, ils t’ont fait du mal, comme à nous il y a trois ans, mais ne sois pas triste, tu es là avec ta famille, entouré, aimé, et tu es ici en sécurité. » Myriam, intuitivement, devina que l’effondrement de son neveu n’était pas seulement dû à son aventure malheureuse ; elle décida d’attendre le soir pour lui parler. 
Mais il profita d’un moment de calme pour prendre les devants :

– Pourquoi avez-vous promis Léa à ce fruste ? s’emporta-t-il.
– Il n’est pas fruste, David, il nous a rendu bien des services, son père aussi. Nous les avons connus dès notre arrivée, il a fait rire Léa qui était désemparée, surtout après la mort de notre petite Louisa, mais nous ne l’avons pas promise, cela s’est fait naturellement.
– Mais elle ne peut pas l’épouser !
– Pourquoi ? Il est travailleur, intelligent, ses parents ne sont ni des rustres ni des mendiants ; explique-moi ce que tu lui reproches !
– Je lui reproche tout simplement de m’avoir volé Léa !
– Volé ? David !
– Je l’aime, ma tante...
– Mais elle est comme ta sœur ! Jamais nous n’aurions imaginé que tu pourrais...
– Mais, ma tante, Léa m’est promise depuis toujours, et ce n’est pas ce stupide Bouzid qui nous séparera. Si j’ai accompli ce long voyage, si j’ai supporté tant d’humiliations, si, à force d’obstination, j’ai pu arriver jusqu’à vous, c’est parce que je gardais en moi la lumière de ses yeux, la tendresse de son sourire. J’ai quitté une enfant et voilà que je la retrouve plus belle que dans mon souvenir. Je ne puis la voir sans trembler intérieurement, sa main dans la mienne suspend les battements de mon cœur, son sourire me chavire, tout en elle m’émeut et me ravit, et tu voudrais que je l’abandonne à ce balourd ? À ce Bouzid fanfaron ?
– Mon pauvre David... Léa t’adore, mais elle sait qu’un jour elle épousera Bouzid, parce que depuis deux ans, ils se voient presque tous les jours et que c’est ainsi. Nous ne pouvons pas changer l’ordre des choses. Ce garçon a ton âge, pourquoi ne seriez-vous pas amis ? Vous pouvez mutuellement vous apporter beaucoup. Et puis, un jour, tu rencontreras une jeune fille, il y en a de si jolies… La petite Rachel, tiens, ses parents m’ont beaucoup parlé de toi.
– Non, ma tante, je vais travailler dur, je vais devenir riche, et j’offrirai à Léa le plus beau mariage que ce Mellah ait jamais connu. Je l’aime, et je sais qu’elle m’aime.
– Mon pauvre enfant, cela me fait tant de peine... »

Myriam passa la nuit à retourner des idées sombres. David l’avait surprise par sa ferveur. Léa n’était qu’une enfant. Qui aurait la cruauté de lui demander de choisir entre un prétendant et un autre? Sa fille était remplie d’admiration et de respect pour ce grand frère miraculeusement retrouvé, mais l’amour banal de Bouzid était plus sécurisant : il savait la faire rire et la rassurer. Cette union assurait à Myriam un confort et une position sociale enviables. Les parents de Bouzid étaient d’honorables commerçants, aisés. Aussi ne fallait-il pas gâcher l’occasion et, par un caprice d’adolescent, hypothéquer l’avenir de sa fille. Avec le temps, son neveu oublierait, il rencontrerait d’autres jeunes filles et resterait pour toujours l’étonnant cousin, aux aventures extraordinaires, qui avait allumé mille et une étoiles dans les yeux de Léa.

 

 

Episode 9 : YOSSEF ALACHKAR

En traînant, ce soir-là, dans les étroites ruelles du Mellah, David rencontra Yossef Alachkar. De cinq ans son aîné, c’était un être hors du commun, dans l’attente impatiente d’un grand destin.

Il aimait se rendre, à la nuit tombante, aux portes du Mellah surpeuplé. Il ne s’aventurait guère plus loin, dépassant tout juste le mur d’enceinte pour laisser courir son regard là où la civilisation faisait place aux collines arides.

David lui emboîta le pas, intrigué. Yossef se retourna, agacé qu’on vienne troubler son parcours solitaire. Il surprit le regard interrogateur de David mais, sans commentaire, lui tourna le dos. Ce n’est qu’un long moment après qu’il lui adressa la parole :
– Tu m’as suivi ?
David, qui s’était accroupi, se releva lentement.
– Oui. Enfin, non ! Enfin, oui !
– Tu étouffes, toi aussi ?

Étouffer. Oui, c’était le mot. Cette fois-ci, le garçon n’éclata pas en sanglots, comme lorsque Yeousha l’avait abordé, mais soupira dans un demi-sourire.
– Là, devant, reprit Yossef, le paysage est large, on ne voit pas la couleur de l’horizon, le ciel s’empare de tout, l’éternité semble nous attendre, mais ce n’est qu’un mirage. Dans le Mellah, la place nous est comptée et la promiscuité finira par nous ronger comme un mal incurable. La solitude des grands espaces n’est pas non plus la solution, elle nous détruirait si nous n’avions qu’elle. J’ai pourtant besoin de ce désert. Je viens ici chaque soir pour m’en imprégner et emprisonner toute cette étendue dans mon cœur. Mais toi, qui es-tu, petit ?
David soupira avant de répondre.
– Je m’appelle David Benavista.
– Ton visage est triste, tu sembles désabusé. Qu’as-tu ?
– Je suis oppressé, inquiet, tant de questions m’assaillent et demeurent sans réponse. Je voudrais crier, bouger, prendre en main mon destin, mais je n’en ai pas les moyens et tout m’échappe.
David se confia spontanément à cet homme qui lui avait immédiatement inspiré confiance. Il s’habitua vite à ses silences, les appréciant d’autant plus qu’ils présageaient toujours un conseil plein de bon sens. Yossef finit par réagir et dit avec un fin sourire :
– On prétend que la jeunesse est un paradis, pourtant combien de minutes, d’heures, de semaines et même d’années précieuses fait-on perdre aux jeunes en leur promettant le bonheur pour plus tard s’ils sont sages ? Tout ce temps perdu fait pleurer nos vieillards, qui ont l’éternité à leur disposition, mais plus rien à attendre...

 

 

Episode 10 : Er-Rkyese, le Sage

David rentra pensif, il n’était plus seul dans ce monde d’adultes aux projets simplistes. Ses craintes demeuraient, douloureuses, mais il avait maintenant un ami. Ses escapades hors de l’enceinte se firent régulières.

Il ne supportait plus ces discussions enfiévrées qui faisaient le charme du Mellah, il ne voulait plus être le gentil David, d’humeur toujours égale. Il avait soif des sentences de Yossef, du calme crépusculaire, de ces quelques pas qu’il faisait sur une terre sans grâce mais ouverte à la liberté. Yossef s’inquiétait souvent de l’avenir de sa communauté.

La puissance de l’islam et ses lois ségrégatives étaient en train d’affaiblir le judaïsme. Survivre au quotidien restait la seule préoccupation des gens, la foi se limitait de plus en plus à des rituels automatiques, à des superstitions anachroniques, à des coutumes dont on avait oublié le sens, au détriment de la spiritualité. Surtout, ne pas se faire remarquer, ne pas déplaire aux maîtres du pays, au besoin par la compromission et l’abandon de ses propres valeurs pour celles des autochtones.

Qui accuser ? Ici, dans le Maghreb, le judaïsme n’était pas interdit, tout juste toléré. Le mépris quotidien des musulmans avait courbé les dos, éteint les regards, annihilé tout esprit d’initiative. S’ils acceptaient leur condition d’êtres inférieurs, les juifs avaient le droit de vivre, mais le pire les attendait s’ils se permettaient de braver la loi, d’oser, d’être sûr d’eux. L’islam ne permettait ni la contradiction, ni la discussion, ni l’épanouissement d’une autre religion.

Les rabbins du Mellah s’intéressaient de près à ce sage de vingt-deux ans, qui tenait un discours aussi intelligent que sagace. Depuis les drames survenus au Mellah, rares étaient ceux qui prenaient le temps de cultiver les beautés et les mystères du Livre, et Yossef était de ceux-là. Il ranimait le plaisir de l’échange, du partage, du jeu de l’esprit. Bientôt, on lui donna le surnom d’Er-Rkyese, le Sage.

Sa popularité grandissait. Il devait s’en protéger pour rester fidèle à ses méditations nocturnes. Il usait de subterfuges pour sauvegarder sa solitude et se glisser sans être suivi jusqu’à l’une des deux portes du Mellah :
– Ainsi je garde le goût de la liberté. Je vole à mes frères ce petit morceau d’autonomie que j’offre le soir à mes sens, à mon corps, parce qu’il ne faut pas que l’esprit travaille sans arrêt. Regarder ce paysage abstrait, humer les odeurs de la terre endormie, écouter le chant entêtant des grillons, j’ai aussi besoin de cette nourriture.
– Et moi qui t’accompagne presque chaque soir, je ne te gêne pas dans cette quête d’absolu? interrogeait David.
– Toi, tu es là comme un frère, tu es la jeunesse et mon innocence. Peut-être m’écoutes-tu dans mes conseils, mais sais-tu que je t’écoute aussi et tes questions, tes doutes sont pour moi autant de leçons? Le sage a besoin du fou et le fou du sage.
Et David appréciait la présence de Yossef pour ces raisonnements pleins de bon sens, riches d’enseignement, et pour ce sourire teinté d’ironie mais sans méchanceté, qui lui rappelait celui des hommes du désert.

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Le temps passait... David pensait toujours autant à sa bien aimée, mais n’en parlait plus. Il idéalisait son amour aux portes du Mellah, dans ses longues conversations avec Yossef, espérant, un jour, prendre la place de son rival. Léa, elle, s’affirmait de jour en jour, et lorsque Bouzid lui rendait visite, elle découvrait le plaisir de le charmer, de l’enchanter, de se promettre et de se refuser. Jamais ses doutes à propos de David n’avaient trouvé de réponse, mais elle s’endormait souvent en serrant contre elle les couvertures, rêvant d’un visage à l’aura blanche, aux yeux bleus, et qui n’était pas celui de son fiancé.

Le temps passait, à en oublier le statut de dhimmi dans le Mellah surpeuplé. Entre sagesse et folie douce, Er-Rkyese était à présent consulté régulièrement par tous les habitants. Parfois, des Arabes, ayant eu vent de sa réputation, venaient discuter avec lui d’une sourate du Coran ou de quelque problème délicat. À David qui le questionnait sur sa vie sentimentale, il répondait indifféremment : « C’est vrai, je n’ai pas de femme, mais je reçois tant d’amour des autres, je suis tellement empli de toutes vos vies, qu’il me semblerait curieux de devoir choisir une seule personne à chérir. J’aime Dieu, les humains. Je suis marié avec tout cela. C’est peut-être ambitieux, je te l’accorde, mais... ».

 

Episode 11 MELILLA

En 1497, une rumeur courut dans le Mellah.
Une rumeur qui sema une panique glacée. Les espagnols venaient d’accoster, là-haut, à Melilla.
Pour les juifs, même cinq années après les évènements qui les avaient poussés à l’exil, l’évocation du pays de l’Inquisition gardait son pouvoir terrifiant.
L’idée que des assassins, des illuminés envahissaient leur terre de refuge leur apparaissait comme un viol, comme la plus barbare des trahisons. Il y eut des palabres à chaque coin de rue.
Parfois, une voix plus calme que les autres s’élevait : « Ils ne viennent pas seulement pour nous, il y a quand même quelques Marocains dans ce pays ! », mais ces arguments ne finisaient que renforcer le débat. « Ils sont très forts ; s’ils s’emparent du Maroc, nous en subirons les conséquences tôt ou tard. », « Ils nous haïssent, c’est pour nous qu’ils ont débarqué ». Dans les synagogues, l’écho des voix mêlées retentissait jusqu’à l’extérieur ; dans les rues, les attroupements bloquaient la circulation. Et le flot de paroles ne faisait qu’ajouter à l’angoisse, au lieu de la dissoudre.

Les Arabes s’inquiétaient aussi. Bien sûr, les Portugais occupaient déjà certains ports marocains, Ceuta, Tanger, Arzila. Ils pratiquaient, dans les alentours, des razzias meurtrières dépouillant les pauvres fellahs arabes, mais avec les Espagnols, c’était tout autre chose. Ceux-là risquaient d’étendre leur fanatisme sur tout le pays. Des troupes étaient prêtes à se dresser face à l’envahisseur, mais le sultan se montrait incapable de prendre une décision. Il s’agissait pourtant de réagir face à des ennemis dont l’arrogance était décuplée, depuis la découverte du Nouveau Monde. Par cette invasion cherchaient-ils à se venger de sept siècles d’occupation ? Voulaient-ils rétablir l’équilibre en prouvant au fier musulman de jadis qu’il n’était plus rien ?

À Fès, loin des côtes, loin des nouvelles avérées, ne courait que la rumeur, la rumeur. C’est alors qu’arrivèrent les premiers marranes, ces nouveaux chrétiens convertis bien souvent par la force et qui judaïsaient en secret. Ils fuyaient l’Inquisition qui, loin de s’adoucir, s’était aggravée d’année en année. L’Église, quand ce n’était pas le peuple, ne manquait jamais de les débusquer comme traîtres et parjures. Pour avoir cru que, grâce à un baptême, ils vivraient en paix, leur vie se transformait en un cauchemar. Ils se morfondaient et regrettaient de n’avoir pu prendre le chemin de l’exil en 1492. Lorsque les Rois Catholiques décidèrent d’attaquer le continent africain, un certain nombre de convertis s’engagèrent avec l’idée de fuir sitôt qu’ils auraient posé le pied sur le sol africain. Ce furent les célibataires, les veufs qui profitèrent de l’occasion. Les autres, les pères de famille, les femmes, les enfants les regardèrent partir avec envie.
Ils débarquèrent un beau jour en terre Marocaine, et désertèrent à la première occasion, disparaissant la nuit dans les étroites ruelles de Melilla. À l’aube, certains se firent prendre, d’autres réussirent à franchir les frontières des médinas, acquérant de nouveaux vêtements grâce à l’or qu’ils cachaient au fond de leurs bottes. On vit ainsi arriver à Tlemcen, Oran ou Tétouan, des hommes fourbus, inquiets mais heureux. Ils donnèrent tant de renseignements sur l’armée espagnole que juifs et Arabes leur firent toujours bon accueil.

Trois d’entre eux atteignirent Fès miraculeusement sans avoir rencontré un seul brigand sur les routes pourtant réputées dangereuses. Prier dans une synagogue, parler hébreu sans crainte, se faire bénir par des rabbins à la longue barbe ! Ils éprouvèrent le bonheur de se sentir de nouveau juifs, et les larmes répandues emportèrent cinq années d’enfer espagnol où s’érigeaient toujours les bûchers. Ce soir-là, David serra fort Léa contre lui, devant la synagogue où tout le Mellah se pressait. Il revécut intensément sa fuite éperdue, et ce précieux moment où il avait retrouvé celle qu’il avait toujours aimée. Dans le tumulte de la foule, il lui chuchota des paroles d’amour et des promesses éternelles, mais l’animation était si grande, et Léa si troublée, qu’elle n’entendit qu’un souffle qui la fit frissonner de tous ses membres. Elle embrassa la main de David, puis se réfugia dans les bras de sa mère. Trop d’émotion soulevait le Mellah, il n’y avait plus d’individus, juste une intense communion au milieu de la plaine.
Les trois réfugiés cherchaient à atteindre Agmat, tout près de Marrakech, où étaient implantées leurs familles. La maigre expédition risquait de rencontrer la mort ou l’esclavage sur les routes. David proposa donc de former un détachement et de les accompagner là-bas. L’admiration qu’il lut dans les yeux de Léa lui donna une force surhumaine. « À mon retour, je lui parlerai et elle sera à moi », pensa-t-il alors.

 

 

Episode 12 "AGMAT"

C’est en héros qu’il prit la tête d’un convoi d’une dizaine d’hommes, escorté par quelques Arabes armés.
Il avait fallu expliquer aux marranes que les mulets ou les ânes étaient autorisés, mais point les chevaux. « Regardez, expliqua David alors qu’ils sortaient tout juste de la ville, d’ici nous apercevons Fès.

Les synagogues sont plus petites que les mosquées, c’est la loi du pays.

Quant au cimetière, il est contigu au Mellah, et nous devons enterrer nos morts sans cris ni larmes. La vie est moins difficile auprès des musulmans que des chrétiens, si nous savons rester à notre place, qui est celle des dhimmi, des citoyens de seconde catégorie. Mais soyez rassurés, plus nous descendrons vers le sud, plus le cœur des hommes parlera à la place de leurs lois. Je ne connais pas Marrakech, encore moins Agmat, mais j’ai vécu dans le sud, de l’autre côté du désert. J’ai pu monter à cheval, j’ai appris la langue de mes hôtes, j’étais leur égal. J’espère que vos familles ont trouvé un refuge semblable au mien et que vous rencontrerez enfin la douceur de vivre. »

Alors, en toute innocence, l’un des trois réfugiés lui répliqua : « Mais pourquoi restes-tu dans cette ville aux lois humiliantes, puisque tu as connu ce paradis dont tu parles ? » La façon dont il avait parlé du sud avait allumé des étoiles dans les yeux des exilés. David haussa les épaules et répondit : « Parce que ma famille habite Fès, et que pour elle, je suis prêt à subir tout le mépris du monde. » Soudain silencieux, il se mit à rêver d’un village du M’zab, aux portes du Sahara, loin de la civilisation agressive ; il rêva des quelques chèvres qui suffiraient à leur subsistance, à lui et à Léa. Léa, épanouie, heureuse, dans une vie simple, au rythme de la nature.

Le convoi arriva à Agmat sans embuche. David et ses amis y découvrirent une communauté juive dans un état lamentable. De maigres étals, une activité commerciale médiocre. Partout, ce n’étaient que vagues cabanes agglutinées, mendiants au regard vide, et puanteur âcre. Le petit peuple arabe n’était guère mieux loti. Pourtant, nul vent de révolte ne soufflait dans les rues, la soumission à une vie misérable était totale. Créatures de Jéhovah ou d’Allah cohabitaient en harmonie, acceptant sans sourciller une existence nonchalante. À côté, Fès semblait une ville au dynamisme exacerbé. David avait oublié que la douceur du sud rimait souvent avec pauvreté et fatalisme. Décidément, ses « sages du désert », – comme il les appelait en évoquant sa vie d’errance –, étaient d’un autre monde, modestes dans leurs besoins, indolents par nature.
Les fuyards furent accueillis comme une bénédiction. Par leur récit, pour l’espoir qu’ils apportaient, ils ravivèrent chez beaucoup l’animation qui faisait défaut dans ces cités sans âme. David et son escorte ne restèrent qu’une nuit et reprirent la route du nord au matin. Heureux que, loin de l’Espagne, de ses violences et de ses haines, trois de leurs frères aient retrouvé leur voie.

 

 

 

Episode 13 : "L'EMBUSCADE"

Le lendemain d’un jour de sabbat, David et Bouzid partirent à Khemisset, non loin de Meknès, pour rencontrer un sultan aux épouses nombreuses et coquettes et lui proposer de riches parures.
Léa avait tenu à les accompagner aux portes du Mellah, Yasmina endormie dans ses bras.

David sentit confusément que cette attention s’adressait surtout à lui et il en eut le cœur serré. Puis, lentement, le convoi se mit en route.
Le trajet fut paisible grâce à la présence des trois gardes qu’ils avaient embauchés. À Khemisset, ils parvinrent auprès du sultan, les bras chargés de splendides étoffes : de lourdes soies brochées venues de Chine, des velours de France, des mousselines d’Inde et des lainages épais confectionnés par les rudes montagnards de l’Atlas. Le prince, ravi, fit porter ces tissus à ses épouses, qui attendaient avec impatience dans la salle voisine, interdite aux hommes. Les deux associés oublièrent leurs disputes et sortirent du palais les poches bien remplies, la conscience satisfaite, avec la perspective de nombreuses promesses de commandes.
David, joyeux, proposa à Bouzid de faire le tour du souk, pour y acheter des babioles. Pendant que ce dernier, fanfaronnant, s’offrait la paire de babouches et la ceinture dont il rêvait depuis longtemps, David fouilla les étals à la recherche d’un petit bracelet d’argent. Puis, ils installèrent leur campement pour la nuit avant de prendre le chemin du retour.
C’est au plus chaud de la journée, alors qu’ils traversaient une zone aride et sculptée par le vent, qu’eut lieu l’embuscade. Grisés par le succès facile de leur vente, ils se laissèrent surprendre par des bandits. Tout alla très vite. Des coups de feu claquèrent, des hommes tombèrent. La rapidité de l’attaque ne laissa même pas aux gardes le temps de s’apercevoir qu’ils mouraient. David vit un pistolet tourné vers lui. Guidé par son instinct, il plongea au sol, derrière Bouzid hébété, qui reçut la balle. Les dents serrées, la joue contre la pierraille, David râla et mima sa propre mort, en se convainquant qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
Dans un nuage de poussière, il sentit le choc du corps de Bouzid qui tomba sur lui de tout son poids. Les brigands crièrent de joie en découvrant l’or. Puis ils s’emparèrent de la ceinture ouvragée que Bouzid s’était offerte et de ses babouches dorées, attributs si ridicules en l’occasion. Ils ignorèrent David qui ne bougeait pas, respirant à peine. La délivrance arriva enfin, après une éternité insupportable. Les brigands s’éloignèrent, chantant et jurant. Un silence pesant s’ensuivit et David s’obligea à compter jusqu’à mille avant de bouger la tête.
Lentement il se releva. Il regarda ses vêtements tachés de sang. Ce sang d’un autre qui avait leurré les bandits. Étonné d’être toujours en vie, sous le soleil implacable de midi, il se pencha sur les corps de ses compagnons. Les trois gardes étaient morts. Bouzid, blessé, s’était évanoui. David comprit que son associé lui avait servi de bouclier et que la balle qui l’avait atteint lui était destinée. Les brigands étaient partis avec les mules, ne laissant que l’âne, trop vieux et trop lent.
La terre buvait le sang de Bouzid. David examina la plaie ; elle semblait peu profonde. La balle s’était logée dans le gras de la cuisse, rendant tout mouvement impossible. Il essaya d’éprouver de la compassion, mais ne ressentit que gêne et dégoût. Les voleurs n’avaient pas gâché de balles supplémentaires pour achever les blessés : ils savaient fort bien qu’ils n’avaient aucune chance de s’en sortir, loin de toute zone habitée, en pleine chaleur. « Pauvre Bouzid, se dit David, tu voulais t’étourdir avec tes babouches dorées, te voilà bien avancé... »
Bouzid commença à gémir :
– J’ai mal !

David, pétrifié, tenta de le rassurer :
– Oui, je suis là, ne t’inquiète pas. Regarde, je coupe un bout de ma chemise, je nettoie ta plaie. Ce n’est pas bien grave, tu sais.
Saisi par la peur de mourir, l’autre rassembla toute son énergie et se mit à crier :
– Aide-moi, David, je ne peux pas me relever, ne m’abandonne pas, je vais mourir, au secours, au secours !

C’étaient deux enfants affolés, l’un par l’angoisse de mourir, loin des siens, l’autre par une pensée perfide s’insinuant imperceptiblement dans son esprit. David observait son rival, épongeait son sang. « Il est là, à terre, il perd son sang, il n’est plus rien. Voici mon ennemi, ce corps douloureux, hier encore triomphant. Voici celui qui m’a volé Léa, qui a piétiné ma dignité, anéanti mes espoirs, celui qui ne mérite pas de vivre, et dont je tiens le destin entre mes mains. Non, non, je dois le sauver, ne pas le laisser mourir, ici, sous le soleil. L’eau va manquer, il faut faire vite », pensait-il. Mais il avait beau lutter, sa décision était prise, malgré lui. Il apaisa Bouzid par des mots réconfortants, mais qu’il savait déjà mensongers : « Je vais t’installer là-bas, tu seras bien, je pars avec l’âne jusqu’au prochain village où je demanderai de l’aide. Sois tranquille et attends-moi, je reviendrai vite. »
Il souleva Bouzid avec précaution et le traîna à l’ombre d’un rocher. Il glissa sous sa tête les vêtements des guides assassinés, en guise d’oreiller. Le blessé délirait, la fièvre montait et de sa bouche sèche sortaient des mots incompréhensibles. David prit sa main et lui parla doucement jusqu’à ce que le sommeil le saisisse. Il le regarda dormir un moment puis sauta sur l’âne et partit.

 

 

Episode 14 "MON DIEU JE L'AI ABANDONNE"

La réalité se diluait dans la chaleur : il ne s’était rien passé, il était seul. Il descendait du bateau après avoir traversé la Méditerranée. Il allait à Fès retrouver sa famille, sa tante Myriam, et Léa.
Il ne fit même pas attention aux larmes qui coulaient sur ses joues, il luttait dans son for intérieur, chassant la vision de Bouzid abandonné à l’ombre de son rocher.

La chaleur devint insupportable. Il trouva dans la soif un tourment expiatoire, et concentra son énergie sur sa bouche sèche. Chercher de l’eau ! Il ne fallait penser qu’à cela. L’âne s’essoufflait mais il n’en tenait pas compte, il devait aller plus vite que le remords. Lorsque l’animal se mit à braire en secouant l’échine, David s’emporta mais, comprenant que ce n’était pas la bonne solution, il sauta à terre, attrapa la bête par le licou et continua à pied.

À la fin de la journée, il arriva, épuisé, dans un village. Il but à satiété, retrouvant quelque peu ses esprits. Il n’était pas trop tard pour retourner en arrière et porter secours à Bouzid, mais sa décision était irrévocable : « Je rentre à Fès... Oui, seul... Non, je n’ai pas peur. »
Il répondit aux questions des villageois, étonnés, par monosyllabes. Il passa une nuit agitée, entrecoupée d’effrayants cauchemars dans lesquels lui apparaissait le visage suppliant de Bouzid. Il reprit la route le lendemain matin, traversa Meknès sans s’y arrêter, et sans prendre la précaution d’y remplir d’eau sa gourde. Lu une branche pour se mutiler. Il ne se rendait pas compte que son état était si épouvantable que personne ne douterait de son récit. Il se saisit d’un caillou et se frappa le visage avec le peu de forces qui lui restait, tout en continuant à marcher. Il titubait à chaque pas, et les coups qu’il se portait lui faisaient plus de bien que de mal. Son visage était en sang, mais sa panique faisait naître de nouveaux doutes.
« Ils vont retrouver l’âne et me demanderont pourquoi je n’ai pas installé B
a journée fut brûlante. Il aurait presque souhaité, dans l’horreur qu’il avait de lui-même, être foudroyé sur place et oublier dans la mort ce tumulte affreux. Voué aux enfers, il aurait payé. Mais ce n’était pas son heure et il poursuivit son chemin sur cette route sèche et désertique. Quand la nuit tomba, il se trouvait encore loin de Fès. Il continua malgré la fatigue, malgré l’obscurité. Si une autre embuscade l’attendait, il l’accueillerait comme une bénédiction. Mais les voleurs ne voulurent pas de lui. Il marcha. Il avait abandonné l’âne que plus rien ne pouvait faire avancer. Le jour n’était pas levé lorsqu’il reconnut, au loin, les minarets de Fès.

« Ils vont me demander pourquoi je n’ai aucune trace de blessure. Mon Dieu que j’ai soif. Directement au puits. Me blesser ! Un bâton ! Je vais me frapper, ils n’y verront que du feu... Ils retourneront là-bas, Bouzid n’est pas mort, il leur dira tout, mon Dieu que j’ai soif. » Il délirait, cherchant de ses yeux exorbités une pierre oouzid dessus pour le sauver. »
C’est au bord de la folie qu’il franchit la porte du Mellah. Pas un bruit, juste son souffle arraché à chaque pas. Il s’approcha du puits, s’accrocha tant bien que mal à la corde, et trouva la force de manier la poulie jusqu’à ce qu’apparaisse l’outre gorgée d’eau. Il but avidement, s’étouffant, toussant. Il se calma enfin. La lune était brillante et là, penché sur la margelle du puits, il aperçut son reflet dans l’eau.
Terrifié, il lâcha la corde, l’outre retomba dans un grand bruit, il se mit à courir droit vers la sortie du Mellah. Il courait vers Bouzid pour le sauver, puis il s’écroula et perdit connaissance.

 

Episode 15 La Régence d’Alger en 1830

La domination turque s’effritait imperceptiblement sur les terres algériennes. Seuls l’islam et une application féroce de la loi maintenaient un semblant d’unité.
Le pays, appauvri par de lourds impôts, avait de plus en plus de mal à survivre. Et, par la logique absurde du parasite qui fait mourir la branche qui le nourrit, les collecteurs turcs réclamaient toujours plus à une population déjà saignée à blanc.

Hussein, le dey d’Alger, avait entendu parler d’un jeune Kabyle du village de Tikilchourt dans les montagnes, tout près de Tizi-Ouzou. Ce prodige parlait plusieurs langues – l’espagnol, l’hébreu, l’italien, le français, le turc – sans avoir jamais été mis en contact avec des étrangers. C’était un dénommé Ali, originaire de cette région, qui avait répandu la nouvelle à Alger.
« Le mejnoun ? Nous avons grandi ensemble ! Il était tout enfant quand son don est apparu. Le village était sens dessus dessous, personne n’avait assisté à pareil phénomène. On l’a confronté, alors qu’il n’avait que six ans, à un esclave français, à un autre, italien, et même à des juifs. Chaque fois, il les comprenait parfaitement. Il est célèbre dans toute la région ! On lui demande de lire des textes, de composer des poèmes dans ces langues... »
Intrigué et promettant la mort à Ali s’il avait menti, le dey décida d’envoyer des émissaires pour acheter cet être exceptionnel. Mais il faudrait agir avec prudence ; bousculer les redoutables Kabyles, dans leurs repaires inaccessibles, tenait de la gageure. Peu nombreux étaient ceux qui osaient s’y risquer. Aussi profita-t-il du moment où les tribus makhzen se chargeaient de recueillir l’impôt, pour leur adjoindre quatre de ses meilleurs hommes. À leur tête, l’agha Mustapha Belkaïm, capable de vendre un œuf pour le prix d’un bœuf, devait mener à bien la délicate mission.
Dans les montagnes alentour de Tikilchourt, on vivait chichement de la récolte d’olives et de figues. Quelques chèvres broutaient, çà et là l’herbe, maigre poussant entre les roches, et l’on comptait beaucoup sur les fils, partis chercher du travail à Alger pour recevoir régulièrement quelques deniers. Malgré ses nombreux talents, Lounès n’avait jamais quitté son village. Il était devenu indispensable, rendant service à tous, adroit dans toutes les besognes, surveillant les presses à huile, réparant les outils, consolidant les meubles. Dans le gourbi où il vivait avec son vieux père, étaient entreposés des objets insolites dont lui seul connaissait l’usage.

C’est tout enfant qu’il avait eu la révélation de ses vies précédentes. En voyage à Tizi-Ouzou avec son père, il était intervenu dans une bagarre entre commerçants juifs et turcs. Du haut de ses six ans, il avait crié, d’une voix stridente, un « Attention, derrière toi », en une langue que son père et les habitants de Tikilchourt ignoraient. Un vieux juif était venu le remercier, après avoir échappé à un coup de massue. Il s’ensuivit une petite discussion qui avait intrigué Ben Messaoud, son père :
– En quelle langue parles-tu, mon fils ?
Le vieux juif s’était alors raidi et avait regardé l’enfant avec méfiance :
– Tu n’es pas juif ?
– C’est lui, le méchant, avait répondu le jeune garçon en désignant un garde à l’air rébarbatif.
La foule, stupéfaite, s’était resserrée et les questions avaient fusé, jusqu’à ce que quelqu’un lui amenât un esclave d’origine étrangère. Tout naturellement, Lounès s’exprima en français avec le captif, et cela fit pleurer l’homme qui n’avait pas eu l’occasion de parler sa langue depuis des années. L’affaire fit le tour de la région puis, avec le temps, les esprits s’apaisèrent et l’on se désintéressa de Lounès.

 

 

pourrez vous évader du contexte anxiogène actuel.

Episode 16 " LA PARENTHESE DU SIROCCO

1914...Un nouveau siècle était commencé et, sous le soleil d’Algérie, il était bien difficile de croire ce qu’on lisait dans les journaux de la métropole, ces effrayantes nouvelles venant du bout du monde.
Qui savait où se trouvait la Russie en pleines émeutes, cette Europe centrale enneigée où l’on s’habillait de fourrure des pieds à la tête, ces montagnes où rôdaient les vampires et les elfes ?

Que leur importaient ces querelles de peuples qui tuaient les archiducs ?

On parlait aussi de la guerre que la France venait de déclarer à l’Allemagne, mais tout semblait si différent de l’Algérie avec ses plages, ses palmiers et cette truculence quotidienne ! Dans la carriole, les enfants, en robe blanche ou en culotte courte, riaient en chantant, les femmes, protégées d’ombrelles et vêtues de mousseline, papotaient allègrement, et les hommes, ayant depuis longtemps abandonné le vaste saroual noir pour le pantalon européen, débattaient de sujets graves. Qui aurait pu reconnaître en ces gens assurés les anciens dhimmi, méprisés et humiliés, de l’Empire ottoman ? Qui aurait imaginé qu’ils se seraient si facilement intégrés à la civilisation occidentale, rejetant dans l’ombre les siècles troubles du Maghreb médiéval ? Ils jouissaient à s’en étourdir de cette exceptionnelle douceur de vivre sous le ciel bleu de l’Algérie française, en 1914…

1920... La France gagna la guerre. Pour célébrer l’héroïsme de ses hommes, la République offrit un tombeau grandiose au soldat inconnu tombé en défendant la patrie. Sur les champs de bataille, les neuf commandants de région firent exhumer, au hasard, huit dépouilles non identifiées, parmi lesquelles l’une recevrait l’insigne honneur d’être enterrée sous l’Arc de Triomphe. Triomphe des sols jonchés de cadavres, triomphe des poètes partis sans avoir connu le retour de la paix, triomphe, encore, des fantômes que l’on avait rendus à leur famille et de tous ceux, marqués pour toujours, qui ne purent jamais plus trouver le sommeil. Le choix était si vaste ! Le 9 novembre 1920, les huit corps arrivèrent à Verdun.

Le soldat Auguste Thin, l’un des rares survivants du 132e régiment d’infanterie, déposa sur l’un des cercueils, le sixième, un bouquet d’œillets rouges et blancs.
Qui sait si l’inconnu qui dort sous l’arc immense
Mêlant sa gloire épique aux orgueils du passé
N’est pas cet étranger devenu fils de France
Non par le sang reçu mais par le sang versé ?

La parenthèse du Sirocco
2016... un siècle après la fin de la première guerre mondiale, l’association MORIAL, dont j’étais le Président, eut l’honneur de rendre hommage aux soldats français juifs d’Algérie morts pour la France, en présence du Grand Rabbin de France, Haim Korsia.
En 1914, sur 65 000 juifs que comptait l’Algérie, 13 000 furent appelés sous les drapeaux et 2 800 y laissèrent leur vie. Trois de mes ancêtres en furent.
Dénigrés, méprisés, humiliés durant des siècles, les juifs d’Algérie s’engagèrent comme un seul homme pour rendre hommage à leur nouvelle patrie, la France des Lumières, qui leur avait permis de sortir de l’obscurantisme.
Ils accomplirent leur devoir avec force et abnégation sachant que les sacrifices consentis apporterait la victoire du bien sur le mal.

Sur le champ de bataille, le Grand Rabbin d’Alger, Abraham Bloch fut tué par un éclat d’obus en portant un crucifix à un soldat chrétien agonisant qui l’avait pris pour un prêtre. Cet acte héroïque fera de lui un symbole.
En 1962, après cinq siècles pour certains, deux mille ans pour d’autres, les juifs quittèrent tous l’Algérie. La parenthèse du Sirocco s’était définitivement refermée sur le Peuple du Livre. 

 

 

Extrait N°17 - "LA PROPHÉTIE D’ER-RKYESSE"
David ne revint jamais à Marrakech. À Tlemcen, la mort l’attendait encore. Celle d’Er-Rkyese.
Les rabbins lui apprirent que Yossef avait succombé à un mal de poitrine. Son aura était demeurée immense dans la cité, où il avait accompli maints miracles. On venait de loin se recueillir sur sa tombe, il était vénéré, et beaucoup juraient qu’il leur dispensait encore des conseils, depuis le royaume des Cieux.

Avant son dernier soupir, un vendredi à midi, le maître avait demandé à ses disciples d’enfoncer un clou dans le mur de sa maison et de ne l’ôter qu’après ses funérailles, qu’il désirait immédiates. 

On respecta sa volonté en sachant pertinemment qu’on ne pourrait procéder à l’inhumation avant la tombée de la nuit, avant le sabbat. Mais le temps semblait suspendu. Les prières, l’enterrement, l’éloge funèbre étaient terminés et il faisait encore jour. Les disciples enlevèrent alors le clou et la nuit tomba d’un coup. Le saint maître avait arrêté le cours du soleil.
C’est en voyant sa tombe, et toute la ferveur qui l’entourait, que David décida de rester. Le premier soir, il dormit à même le sol, près de la dalle funéraire. Des passants lui proposèrent de l’héberger, mais il refusa, sachant qu’un chien est à sa place par terre. Cette nuit-là, Er-Rkyese lui apparut en songe.
« David, tu es revenu, et je ne suis plus de ton monde. Mais tu n’es pas seul, je suis là, David. Hélas ! Tu as tué Bouzid, tu n’as pas respecté le cinquième commandement que l’Éternel avait donné à notre peuple. Tu as suscité Sa colère immense. Toi, l’élu, tu L’as trahi, tu L’as gravement offensé. La malédiction est sur toi. Tu vas être puni. Tu mourras et tu renaîtras indéfiniment, dans d’autres corps, mais toujours avec la même conscience, celle qui aura animé ta première vie et les suivantes. Tu verras l’histoire défiler, tu n’auras pas de descendance et tous les êtres qui te seront chers mourront. C’en est déjà fait de Myriam, de Léa et de ton enfant. Tu seras seul à travers le temps. Tu chercheras à te racheter, mais tu trahiras, encore et encore, dans chaque vie, jusqu’au jour où l’Éternel jugera que cette malédiction devra cesser, jusqu’au jour où tu te repentiras. Voilà, David, tu sais tout, mais je ne te laisserai pas seul, je veillerai sur toi. »

 

 

Extrait N°18 - "Après le confinement, la libération"

Alger 1898... L’histoire s’emballa et les extrémistes prirent le contrôle d’Alger.
Max Régis, leur chef, fut élu maire, et Drumont député. Leur seul objectif : l’abrogation du décret Crémieux qui avait permis aux israélites de devenir français, et leur expulsion d’Algérie.

Après la délivrance et l’espoir inouï de l’émancipation, les juifs devraient-ils à nouveau courber l’échine ?

 David, avec son expérience multiséculaire, avait appris la résignation. Il s’ingénia à rassurer les siens en prônant la patience. Mais comment aurait-il pu être entendu dans un tel climat de méfiance et de haine ! Les affaires déclinèrent, la vie devint difficile.

Quatre années passèrent. Les racistes s’époumonaient, menaçant paris de sécession, mais leurs vociférations se perdirent dans l’immensité des flots qui séparaient les deux continents. Leurs discussions stériles, leurs luttes de clans, le marasme économique persistant leur ôtèrent toute crédibilité, si bien qu’aux élections de 1902 les candidats républicains l’emportèrent sur les ultras. C’était le triomphe du bon sens ; l’antisémitisme algérien avait échoué.

Ce fut une explosion de joie dans la communauté juive. Les affaires allaient redémarrer. Depuis quelque temps déjà, les signes annonciateurs d’une reprise se faisaient sentir. Les Européens revenaient plus nombreux dans les boutiques de la rue Bab Azoun.

David fut pris d’un espoir insensé. Il eut soudain besoin de réfléchir, de prendre l’air. Il se retrouva sur la plage près de Saint Eugène, presque au même endroit où, quelques années plus tôt, en plein désarroi, il était venu méditer, appelant Yossef à son secours, mais en vain. Il fit la même prière : « Yossef, par pitié, viens me guider ! »

Soudain, il sentit une main sur son épaule et sursauta. Dans le noir, il distingua une silhouette enfantine, celle d’un petit Arabe à l’œil brillant.
– Mais que fais-tu ici ? C’est dangereux, tu sais, et il est tard !
Le gamin lui répondit très solennellement :
– Tu as peur ! Tu te poses des questions, n’est-ce pas ? Va sur la tombe du grand marabout Sidi Yacoub, et fais brûler une bougie. Il te parlera. Il suffit que tu y croies. Que tu y croies très fort.
– Mais c’est un musulman, s’étonna David!
– Il n’y a ni musulman, ni chrétien, ni juif dans le royaume d’en Haut.
Et l’enfant disparut dans la nuit, laissant David stupéfié.
– Merci », lança-t-il vers les rochers où l’apparition s’était dirigée.
Il regarda sur le sable : seules étaient visibles les traces de ses propres pas. Il resta un long moment à méditer, perplexe, et il rentra chez lui.

Le lendemain, il se dirigea à cheval vers la porte de Bab El Oued, longea la poudrière au nord-ouest, et trouva la tombe sur laquelle deux femmes étaient en prière. Une fontaine bruissait, apaisante. Il grimpa sur un gros rocher schisteux et s’agenouilla à l’ombre d’un olivier. En concentrant sa pensée sur les mots de l’enfant, il alluma une bougie et pria le marabout de toute son âme. Puis il s’allongea et attendit que la paix l’envahît. Il glissa dans un sommeil profond, au cours duquel la voix de Yosssef lui parvint.".....

 

 

 

 

"A suivre"

 

Didier Nebot

 

 

         

          

 
 

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