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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

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Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Albert Bensoussan

Le fer au feu de la mémoire

 

… car aux plaies d’Égypte fut retranchée la onzième, la perte de la parole, pour que le récit survive à la catastrophe…

Avram Ben Chmuel

 

 

 

 

Dans mes années d’enfance, dans cette ville d’Alger bénie soit-elle ― comme elle le fut par mon père tout au long de son existence ―, la vie quotidienne n’avait qu’un seul centre, solaire, aéré et aérien, la véranda. Lice de tous les combats contre la tristesse, contre la douleur, contre l’humiliation. Et c’est vrai qu’au lieu d’aller pleurer dans ma chambre ― ah, la vilaine note soulignée en rouge sur le cahier ! oh, la méchante colique et ce poids de loubia sur mon ventre ! ah là là, la rude calbote de ce voyou de Yahya qui, pour un peu, m’arrache l’oreille ! ―, je m’affalais sur le carrelage frais de ce promontoire au quatrième de notre immeuble et rampais jusqu’au rayon de lumière qui, invariablement, suivait le soleil dans sa décadence au-dessus des terrasses. Et Fatiha m’apportait sur ses plantes nues la tasse brûlante du dernier café moulu. Et papa, imperturbable sur sa chaise de paille, tenant d’une main son livre de Tehilim et de l’autre son éventail, en gracieux balancement, fredonnait d’apaisantes litanies. Lieu de parole et lieu d’histoire. Toutes les histoires. Que maman venait magnifier en nous en contant de bien bonnes, qu’elle se rappelait du temps où la véranda n’était qu’une vulgaire courette dans l’étroit réduit de la maison du village… Remchi, qui s'appelait alors Montagnac.

 

       L’interdit du feu au jour du Chabbat avait imposé le trône du canoun au milieu de la cour. Tout autour du modeste foyer qui ne renvoyait, pour l’heure, qu’un parfum de braise, la famille se distribuait sur coussins pour les anciens, jambes croisées pour les fils des vieux, et fesses au sol pour les enfants. À Remchi, le soleil était un autre charbon avivé, aussi tendait-on un linon léger au-dessus de nos têtes, qui glissait sur des fils soutenant aussi bien, par ailleurs, la lessive de la semaine. Les chambres ne s’ouvraient que sur trois côtés, le quatrième étant occupé par un terre-plein dégradé et chaulé sur lequel séchaient en étalage les poivrons rouges et verts que l’on stockerait ensuite pour l’hiver dans de grands bocaux. Alors qu’en ville, les pièces s’encombraient de chaises, de tables et de commodes, qui vous obligeaient à vous tenir debout ou assis, en altière position, à Remchi, dans la maison de Lalla Sultana, on était de plain-pied sur la terre, le sol de boue sèche et chaulée, avec une bonne odeur de tuf et une humidité parfumée qui envahissait les pores. Et les chambres ne s’encombraient que de grosses couvertures roulées en boule et entassées aux angles qui étaient toute notre literie. Lalla Sultana, qui portait plusieurs épaisseurs de jupes, sentait tout à la fois le charbon consumé et la glaise mouillée. Maman, qui était si jeune encore, respirait le henné et le jasmin, dont elle aimait entourer son cou, faisant fi des colliers d’argent qui ornaient tant de poitrines berbères. Papa avait une odeur de cuir frais, qui lui venait sans doute des livres de prière qui habillaient ses mains.

 

Le Chabbat, on ne doit pas cuisiner, n’est-ce pas ? car c’est jour de repos. Les femmes de mon pays s'attardaient toute la matinée allongées sur la cour qu’un seau d’eau avait rafraîchie. Sur le petit canoun d’angle, un long pot de café qui mijotait en veilleuse depuis la veille : il suffisait d’un souffle lancé sur la braise pour faire repartir une vaillante flamme qui réchauffait le julep. Toute la matinée se partageait alors entre languette de feu et langue avide puisant jusqu’au fond des tasses. Les tasses minuscules, tenues entre pouce et index, étaient basculées, acculées aux lèvres gourmandes, tandis que les mains allaient piocher au cœur d’un plateau de cuivre filigrané d'une maguen David bestels à la confiture, galbelouzes à la fleur d'oranger et cornes de gazelle saupoudrées. Et le temps passait jusqu’à la sortie de synagogue qui voyait les hommes encombrer l’étroit couloir donnant sur la rue : en tête la haute stature de l’oncle Chmuel, suivi de son cadet, Shim'on, et des garçons des deux frères, tous coiffés du béret, et tous traînant le cuir de leurs belghas, eux qui avaient supporté cette longue matinée de piété sans avoir encore rompu le jeûne de la nuit. Alors ils prenaient place en mollesse et langueur, tandis que la plus petite des filles ― et c'était Ginou, la fille de tata Hébed ― se glissait à plat ventre au canoun et soufflait délicatement jusqu’à lever deux doigts de flamme sous le large plat de terre où pois chiches et pieds de bœuf avaient mijoté depuis la veille au soir. Chmuel levait son verre et bénissait le fruit de la vigne, puis rompait la fougasse à la croûte roussie qu’il cognait au sel avant d’en lancer de petites miochées à la ronde, que l’on attrapait au vol en riant. Puis c’était la tournée des olives – zitouni hdar, zitouni khal –, des poivrons grillés, des citrons confits, que les anciens arrosaient d’une lampée de mahya, cette anisette artisanale que chacun fabriquait en douce dans son arrière-boutique en mêlant alcool et anéthol, tandis que les femmes et nous, les enfants, n’avions droit qu’au grand carafon où Lalla avait écrasé quelques raisins. Le souffle de Ginou avait fait bouillonner le plat de dafina, dans lequel Lalla plongeait alors la grosse cuillère en bois et, dans chacun de nos bols, elle versait le précieux légume cuit au kemoun avec des lambeaux gras de pieds de bœuf, qu’on appelait le kraa. C’était tout notre festin, mais il était royal et suffisant, ainsi qu’en témoignaient les rots de satisfaction auxquels les hommes de la famille se croyaient obligés. Moi, encore gosse, je m’entraînais parfois, mais rien ne venait, je cognais ma poitrine, essayais de faire monter la pression et les gaz, et, par chance, il m’arrivait de lancer un léger soupir au-dessus des bols vides. Je n’étais pas encore un homme.

 

Ce paradis d’autrefois a disparu. Il reste néanmoins dans quelque carte postale au goût du jour la rue principale avec son café maure de ce qu’on appelle maintenant la ville de Remchi, et qui naguère n’était qu’un bourg agricole avec une seule artère, où donnait la maison de Lalla Sultana. Bien entendu, il n’y avait pas de voitures, quelques carrioles et des chevaux, que tonton Shim'on ferrait sur le trottoir, la bouche pleine de clous. Et le fer à cheval, qui était son instrument de travail, n'a jamais cessé de trôner sur le buffet du salon, qui fut transporté en exil jusqu'à ce trois-pièces de Noisy-le-Sec où mes vieux entreraient en décadence : le fer à cheval, c'était notre porte-bonheur, ya hasra ! Au village, la rue était en terre battue, autant que le sont ce soir mes yeux qui scrutent, dans l'épaisseur des nuages, la lointaine flammèche d'un défunt soleil.

Albert Bensoussan

 

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