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Introduction au catalogue de l'exposition, par Benjamin Stora

Jusqu'au 13/03/2022, l’IMA propose un événement dédié à l’histoire des communautés juives d’Orient.
Cet événement, qui est une grande première à l'échelle internationale, met en lumière la longue histoire juive en Orient. Le visiteur découvre la richesse des contacts des communautés juives avec les différentes civilisations, grecque, romaine, perse, qui ont dominé les territoires où la diaspora s'est implantée au cours de l'histoire.

A partir d'objets et de documents rares, il appréhende les normes et les valeurs du judaïsme au Maghreb et au Machrek, la poésie des artisans, la prose des savants et des sédentaires, les ardeurs des mobilisations religieuses et la beauté profane des oeuvres d'art.

Sur plusieurs siècles, de l'Afrique à l'Asie, se tisse une culture du texte sacré, une calligraphie magnifique, de l'hébreu à l'arabe. Ainsi apparaît pour la première fois toute la singularité des juifs en Orient, nourrie de pratiques religieuses, de « miracles » qui enchantent le réel et de volontés de transmission d'une mémoire tumultueuse.

L'exposition «Juifs d'Orient » vise à faire découvrir cette longue histoire à un large public qui la connaît peu ou pas du tout, en particulier la jeune génération, et permet à ceux qui la connaissent d'approfondir la compréhension de cette civilis

ation ancienne, sa complexité, ses fonctionnements, émergences et disparitions. Il ne s'agit pas d'une exposition qui s'adresserait principalement à des spécialistes, mais d'une manifestation vivante, organisée dansune grande institution consacrée au monde arabe. Elle voudrait aussi être un espace privilégié de discussions et de débats où les connaisseurs dialogueraient avec le public, quitte à provoquer des rencontres inattendues. L'exposition pourrait ainsi servir de «préambule destiné à être prolongé en suscitant d'autres expositions, événements, colloques.

Dans cette grande exposition, l'intention n'est pas de «réconcilier >> ceux qui pensent que cette histoire doit être seulement décrite comme un exemple d'harmonie et de convivialité entre plusieurs mondes du monothéisme - de «convivence », comme disait le grand intellectuel Abdelwahab Meddeb - et ceux qui la décrivent seulement comme une suite de conflits terribles, notamment après l'apparition de la civilisation islamique. Ce que nous aimerions dire, montrer, se situe à l'intersection de ces deux conceptions.

Nous avons la chance de bénéficier du généreux concours de nombreuses institutions prêteuses tant sur le plan national, à l'instar du musée d'Art et d'Histoire du judaïsme et du musée du Louvre, que sur le plan international, avec des prêts d'œuvres du Brooklyn Museum à New York, de l'Israel Museum à Jérusalem, du musée de l'Histoire et des Civilisations de Rabat et du British Museum à Londres.

Le projet a également pris forme grâce à la collaboration de collectionneurs privés tels que William Gross et Paul Dahan, qui prêtent à l'exposition un panel particulièrement dense et émouvant tiré de leurs collections.

Le parcours de l'exposition s'ouvre sur les exceptionnelles mosaïquesde pavement en provenance de la synagogue de Naro (Hammam Lif, Tunisie), datant du ve siècle de notre ère, ainsi que sur les papyrus d'Éléphantine du ve siècle avant notre ère, conservés au Brooklyn Museum.

La deuxième partie est l'occasion de découvrir de nombreux objets archéologiques d'exception provenant de la synagogue El Tránsito, prêtés par le Museo Sefardi de Tolède. Nous montrons également un panel choisi de fragments écrits de la genizah du Caire conservés actuellement à la Cambridge University Library, qui sont des témoignages sans équivalent des différents aspects de la vie des communautés juives en terres d'islam au Moyen Age.

De nombreux manuscrits sont également donnés à voir, dont une émouvante copie du Mishneh Torah de Moise Maimonide, datant du xive siècle et conservée actuellement à la BNF.

L'histoire des communautés juives et son interaction avec celle des musulmans sur un territoire s'étendant de l'Iran à l'Espagne et du Maroc au Yémen sont évoquées enfin dans une sélection de pièces liturgiques et du quotidien: des objets révélant la somptuosité qui était réservée à l'intérieur du lieu de culte, tels de magnifiques manteaux de Torah et leurs ornements, mais également des pièces plus personnelles, comme des bijoux en or et en argent ainsi que des costumes traditionnels attestant des singularités stylistiques de part et d'autre du monde arabo-musulman.

La formidable réunion de ces trésors demeure, aujourd'hui encore, une matière pour la réflexion et la compréhension d'un passé qui ouvre sur une lecture du présent.

Il nous a fallu choisir des moments singuliers, privilégier certaines œuvres, insister davantage sur tel ou tel aspect de la longue présence juive en Orient: une exposition qui céderait à la tentation de l'exhaustivité manquerait nécessairement son objectif. Dès lors, chaque espace de l'exposition évoque une situation vécue par les populations juives, du Maroc à l'Irak, de la Tunisie à la Syrie.

Le déroulé épouse ce mouvement géographique.

Marcher d'une salle à une autre est comme emprunter plusieurs chemins menant à une même destination: à travers tous les détours philosophiques, littéraires ou géographiques, l'attachement à une foi ancienne revient toujours. L'exposition est une mise en espace d'une vie pleine, foisonnante, qui adopte différentes formes tout en conservant une remarquable cohérence d'ensemble. Le visiteur éprouve ce qui fait l'unité d'un tel univers: une certaine tonalité, à la fois joyeuse et inquiétante, sombre et pleine des éclats du soleil de la Méditerranée.

Ce parcours est ordonné suivant une chronologie du judaismeen terres d'islam: des siècles précédant l'avènement de l'islam aux premières dynasties du monde musulman, où les cours des souverains favorisent l'émergence de grandes figures de la pensée juive; de l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492 à l'essor de centres juifs dans l'Empire ottoman; enfin, de l'influence croissante de l'Europe dans le monde méditerranéen aux prémices de l'exil définitif des juifs du monde arabe, l'exposition décline les grands temps de la vie intellectuelle juive en Orient, ses grands foyers et ses principales figures, tout en y suivant l'évolution des relations entre les juifs et les musulmans.

Elle fait vivre au visiteur les lieux, le rythme de la vie, les traditions transmises, révélant les multiples facettes de l'identité des communautés juives d'Orient, dont l'histoire commence tout juste à s'écrire.

Une exposition sur la présence juive en Orient est un outil pour donner la chance de féconder le sens commun du citoyen. Alors chacun sera en mesure d'établir le bilan du contentieux, en particulier entre juifs et musulmans, en fabriquant le compromis qui aidera à tracer les voies de la réconciliation, sans forcément occulter la part de l'inconciliable.

Perpétuer une telle mémoire juive en Orient, principalement en Méditerranée, au Moyen-Orient ou dans la péninsule arabique, consiste à chercher des récits riches d'histoires anciennesdans plus sieurs villes emblématiques, comme Constantinople, Jérusalem, Salonique, Fés...; à maintenir des liens entre les personnes, à laisser ouvertes les portes du savoir et de la connaissance entre gens aux origines différentes.

Le désir d'appropriation de ce passé s'opère dans une situation, en France, ou de nombreux groupes de mémoire cherchent à se référer à des origines, fantasmées ou réelles. Nous le savons, la plupart des communautés juives ont disparu des terres d'Orient depuis le xx siècle.

La conclusion de l'exposition aborde les causes de ce départ: décolonisations, création de l'État d'Israël ou désir d'égalité... Mais les jeunes générations cherchent à comprendre les causes de cette séparation. Dans ce monde disparu qui se remet alors à vivre, il faut donner des repères précis. Ce travail, par l'exposition, nous suggère qu'un monde sans (re)père ne saurait être viable, qu'aucune fondation nouvelle ne nous dispense d'en assumer le prix. Car le regard se forme et s'exerce à partir de certains héritages historiques perçus dans le rapport quasi charnel à l'Orient au sens large et le refus d'une dispersion de la mémoire autour du temps englouti.

Dans une quête intérieure, de nombreuses personnes, jeunes ou moins jeunes, veulent ainsi retrouver une cohérence et se refusent à ne penser qu'à l'exil auquel pourrait succéder une perte définitive de mémoire. Les quartiers, les rues, les jardins, les chants religieux ou profanes, les ciels et les musiques : tout cela continue à courir dans les veines, mêlé à des peines, à des espoirs, à des joies pour de très nombreuses personnes.

L'exposition à l'Institut du monde arabe, inédite dans un moment politique très particulier marqué par le long conflit israélo-palestinien, montre un récit porté par la nécessité d'une transmission aux générations qui viennent.

Pour en savoir plus

 https://www.morial.fr/18-actualites/2366-exposition-evenement-juifs-d-orient-a-l-institut-du-monde-arabe-ima.html