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Par Didier Nebot

Les Phéniciens furent les maîtres de l'Afrique du Nord jusqu’en 146 av. J.-C.

À cette date, Rome conquit cette région et c’en fut fini de la domination carthaginoise. Il y eut au début quelques royaumes autochtones vassaux, mais ils furent progressivement éliminés,

l’Afrique devenant une province de l’Empire. Le pays fut quadrillé de routes et de domaines privés ou d’État, où l’on pratiquait une agriculture intensive servant à alimenter Rome.

 

Les troupes d’occupation étaient chargées de faire régner l’ordre et de surveiller les frontières (les limes) pour empêcher les exactions des tribus nomades du Sud. Les colons, souvent des militaires, n’étaient pas très nombreux, et il se développa peu à peu, comme dans toutes les colonies de l’Empire romain, une bourgeoisie locale, phénico-libyenne, surtout citadine, qui coopéra avec les autorités sans retenue, devenant romaine dans l’esprit. Cette symbiose était si totale qu’elle permit à la dynastie d’origine africaine et sémitique des Sévère de monter sur le trône de Rome, au début du IIIe siècle. Près du quart de la population nord-africaine vivait alors dans les villes, et la romanisation était poussée à l’extrême.

Malgré la présence de Rome, la langue punique demeura vivace jusqu’à l’arrivée des Arabes, non seulement dans les cités, mais aussi dans les campagnes. Saint Augustin a raconté à maintes reprises qu’il avait dû demander l’aide d’un interprète pour se faire comprendre des populations locales qui ne parlaient pas le latin. Ce fond berbère, punico-libyen, allait bientôt accueillir les nombreux juifs chassés de Judée à la suite de révoltes survenues dans ce pays, et notamment celles de 70 et 135.

Certains passages talmudiques et plusieurs auteurs de l’Antiquité indiquent qu’il faut situer un peu avant le Ier siècle de notre ère l’extension des juifs en Afrique. Srabon d’Amassée au début de l’ère chrétienne indique : « Les juifs ont pénétré dans tous les États et il n’est pas facile de trouver dans le monde entier un seul endroit qui n’ait pas fait accueil à cette race. »

Dion Cassius, contemporain des Sévère, comme nous l’avons là aussi indiqué plus haut indique que les juifs sont en Afrique : « dans d’énormes proportions. »

L’historien Josèphe parle de bateaux chargés de captifs juifs venant de Palestine, à destination de la province d’Afrique. Des vestiges de synagogues, inscriptions, nécropoles sont épars dans toute l’Afrique du Nord, témoignant de l’existence de communautés juives en nombre important. Le vieux cimetière juif de Gamarth, au nord de Carthage, date du début de l’ère chrétienne et renferme des centaines de caveaux identiques à ceux de la Palestine d’autrefois. On y trouve même des chrétiens enterrés parmi les juifs, Rome ne faisant pas la différence alors entre les deux religions. Il y a d’autres cimetières du même type un peu partout sur le territoire nord-africain, s’inspirant des traditions palestiniennes. Slouschz en fait le recensement partiel et en signale en particulier dans les Aurès, territoire de la tribu des Djéraoua.

Il est difficile d’estimer le nombre de juifs se trouvant en Afrique du Nord à cette époque, mais compte tenu de la quantité de traces retrouvées, des différents écrits les concernant, et devant l’étendue des nécropoles typiquement hébraïques, ils devaient être très nombreux. D’ailleurs plusieurs sources, dont celle de Iancu Juster au XIXème siècle, dans son ouvrage les juifs dans l’Empire romain, évaluent leur nombre à sept millions, ce chiffre ne tenant pas compte des prosélytes.

Les juifs « devaient donner aux indigènes l’impression d’être vraiment de chez eux», dit l’historien Marcel Simon. Ils se trouvaient dans un milieu partiellement sémitique, avec une langue, le punique, proche de celle de leurs ancêtres, l’hébreu, même s’ils parlaient maintenant le latin ou l’araméen qui, en Judée, avait fini par supplanter l’hébreu. De très nombreux auteurs confirment l’identité des deux langages. Saint Augustin le dit à plusieurs reprises ; saint Jérôme (Quaest. in Gen. 36,24) l’un des rares Pères de l’Église à connaître l’hébreu écrit : « La langue punique découle de ses origines hébraïques. » Renan l’explique magistralement dans son Histoire générale des langues sémitiques, et James Fevrier dans son histoire de l’écriture montre, textes à l’appui, que « phénicien et hébreu sont deux écritures très proches l’une de l’autre ».

La langue des villes devint le latin, bien sûr, mais le punique et le berbère étaient parlés en tout lieu. Ils s’intégrèrent facilement à ce monde nouveau, étant en parfaite harmonie avec la population locale, évaluée, selon des sources différentes, et là aussi de façon empirique, entre sept et dix millions. Peut-être ces chiffres sont-ils exagérés, mais ils montrent cependant l’importance numérique des juifs à cette époque.

Ce monde cosmopolite, mélange de Phéniciens, d’autochtones et de Romains, vénérait encore les divinités païennes, mais les religions juive et chrétienne commençaient à faire des adeptes parmi les populations locales. Les Romains ne faisaient guère de différences, tout au moins au début, entre juifs et chrétiens, permettant même aux premiers de vivre au détriment des seconds. Sous la dynastie des Sévère, les juifs passèrent des jours heureux. Septime Sévère, issu d’une famille punique, parlait avec un fort accent punique ; Caracalla, son fils, avait pour compagnon de jeu un jeune juif ; Héliogabale s’était fait circoncire et Sévère Alexandre était surnommé par ses détracteurs « le grand rabbin ». Ils suivaient la loi de Rome et pratiquaient leur religion tranquillement, persécutant même parfois les chrétiens.

Tout changea au début du IVe siècle lorsque les empereurs romains se convertirent au christianisme. Les juifs pouvaient continuer de pratiquer leur culte mais les persécutions ou les vexations qui avaient d’abord été le fait des Hébreux se retournaient désormais contre eux. Cependant, les anciens rites païens n’avaient pas disparu ; certes, dans tout l’Empire, les riches citadins cherchaient à imiter Rome, mais, dans les campagnes, les humbles et les pauvres avaient du mal à accepter la nouvelle religion de l’occupant, qui les opprimait et les exploitait. Les Pères de l’Église, animés d’une foi ardente, avaient beau porter la bonne parole parmi les populations indigènes, ils convertissaient de manière superficielle ces païens toujours attachés à leurs rites ancestraux. Au contraire, il était plus facile aux juifs d’expliquer leur foi : ils n’avaient pas de problème de langue et, comme le petit peuple, ils étaient mal aimés. Il se créa donc un syncrétisme juif, de nombreux Berbères parmi les plus pauvres voyant d’un bon œil le judaïsme, qu’ils comprenaient.

Des Pères de l’Église – saint Augustin, saint Cyprien –, Tertullien s’en émurent et multiplièrent leurs attaques contre les Hébreux. Dans leurs sermons, ils s’étonnèrent ou s’indignèrent du nombre de la population juive, et de la propagande faite dans les milieux berbères. Tertullien, dans son traité Contre les juifs, rapporte que « les habitants de la province d’Afrique observent le sabbat, les jours de fête et de jeûne ainsi que les lois alimentaires des juifs ». Il y eut des hérésies, et des poches de résistance chrétienne s’organisèrent même (comme le donatisme, les sectes des abéloniens et des circoncellions), mouvements populaires de révolte berbère refusant le christianisme pur et dur imposé par Rome. Monceaux, traduisant saint Augustin, évoque également la secte des caelicolae qui observaient les prescriptions judaïques tout en adorant la déesse Céleste.

Ainsi, à la fin de l’Empire romain, en dehors des villes plutôt riches, latines, mais à la culture mal définie, superficiellement chrétiennes et acceptant la pression de l’Empire, il y avait, dans les campagnes, d’une part des tribus majoritairement païennes, de l’autre des tribus de sang mêlé, mi-païennes, mi-juives, luttant contre l’étranger romain. Cette coexistence suscita dans l’esprit des autochtones une confusion quant à leurs origines. Ainsi s’explique la légende vivace parmi les populations indigènes – rapportée jusqu’à une époque fort avancée par des auteurs aussi éminents que saint Augustin (IVe siècle), Procope (VI e siècle) ou Ibn Khaldoun (XIVe siècle) – qui donnait une origine cananéenne, c’est-à-dire sémitique , aux Berbères. Procope nous apprend par exemple qu’il y eut deux immigrations originaires de Canaan : la première concernant les fameux Gergaséens battus par Josué, la seconde, bien plus tardive, touchant leurs frères de race, les Phéniciens de Didon, venus fonder Carthage. Il précise aussi : « Avant eux, la Libye était habitée par d’autres peuples qui, s’y trouvant fixés depuis une haute Antiquité, étaient regardés comme autochtones. »

Cette théorie cananéenne a vraisemblablement été avancée au début de l’ère chrétienne par les juifs. Très surpris de retrouver des populations qui parlaient un idiome similaire à l’hébreu, ils en conclurent qu’il s’agissait de cousins éloignés, les Gergaséens de la Bible, chassés de Palestine par Josué en des temps fort éloignés.