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Célébration de Pessah, la Pâques juive. (© Getty Images)Célébration de Pessah, la Pâques juive. (© Getty Images)

       

  Pessah, si lointain, si proche

 

                        Par

 

      Jean-Luc ALLOUCHE

Au milieu des parfums printaniers, à Constantine, dès les lendemains de Pourim, l’atmosphère dans les demeures juives changeait du tout au tout. On chaulait les modestes logis, on retirait d’un placard soigneusement cadenassé la vaisselle de Pâque, les marchés commençaient à se remplir de blocs de sel gemme, de légumes de saison apportés par les vendeurs arabes. Ceux-là connaissaient le calendrier hébraïque mieux que, parfois, certains juifs eux-mêmes. (De même que, pour les Yamim noraïm, les Jours redoutables, ils savaient offrir les coings, les jujubes, les grenades et autres ingrédients indispensables à la fête.)

Au Talmud-Torah, l’étude intensive et la cantillation de la Méguila d’Esther à peine derrière nous, nos maîtres nous attelaient à celles de la Haggadah de Pessah et à l’apprentissage du Séder. Qu’on imagine des marmots, souvent chahuteurs, ânonner, voire brailler, Ha la' hma anya (que les plus facétieux singeaient en Oudjadja‘amya– « La poule est aveugle » ou le fréquent Chénéémar en :« J’en ai marre »). Mais le nerf de bœuf de nos rabbins avait trop tôt fait de rétablir un semblant d’ordre.

Pour autant, ces heures de répétition ont fait que mes contemporains des années 50-60,  bons élèves ou non, sont toujours capables de réciter la Haggadah par cœur.

Au logis, à quelques heures du Séder, les préparatifs s’accéléraient : dernières touches de nettoyage des placards, des éviers, des ustensiles à cachériser (la hag’alachez nous, on prononçait : la ghala, l’ébouillantage des marmites, casseroles et autre poêles), la chasse à la moindre miette de pain dans tous les recoins, pour s’achever par la cérémonie grandiose et ténébreuse de la bdikat hamets, la recherche du hamets, avec mon père en grand-prêtre de l’épuration hygiénique, une bougie dans une main, une plume dans l’autre, traquant les morceaux de hamets que, nous ses enfants, avions disséminés un peu partout, non sans lui réserver quelques embûches dans des endroits improbables. Le lendemain, nous les brûlions avec des cris de Sioux.

Puis venait le moment si attendu, l’essayage d’une petite gandoura taillée à nos mensurations juvéniles. Enfin, nous serions des princes orientaux dans nos vastes sérails de quelques pauvres mètres carrés.

Mais, déjà, nos mères, nos tantes, nos cousines, mettaient la dernière main aux repas des deux jours de fête ; la plus experte dressait le plateau du Séder (« Non je te dis que l’épaule d’agneau, c’est pas là qu’il faut la mettre ! » ne manquait pas de regimber une voisine passée constater– surtout, traquer – le bon ordonnancement.) Rien de grave, la main hiératique du père corrigerait les bourdes éventuelles.

Et, bien sûr, comme il convient de « s’accouder » comme des hommes libres, l’espace de deux soirées, nous nous transformions en pachas se prélassant dans leur harem. Pour ce faire, chez ma tante Yvonne et mon oncle Jacques, place des Galettes (ou Rahbet Es-souf), on aura démonté une porte, posé sur deux bas tréteaux, et accumulé matelas et coussins, e la nave va...

Mon père donnait le signal du départ de cette anabase mémorielle par la bénédiction du vin (et, émotion de l’officiant sans doute, est-il une Haggadah qui ne soit pas tachée de vin ?

Ces macules que nous retrouvons d’année en année, souvenirs de l’horrible bibine cacher– cachir, disions-nous – du vin Habib, plus tard, du Carmel Mizrahi, avant de jouir enfin de crus bien gaulois et savoureux, mais toujours aussi cacher).

Venaient ensuite le privilège insigne du père de famille : lui seul effectuaitses ablutions sous une eau versée d’une cruche par une femme (et, certes, la gent féminine, outre ses besognes ménagères culinaires, remplissait un rôle insigne lors du cérémonial, en particulier en faisant tournoyer le plateau du Séder au-dessus des crânes des convives, etc.)

Mais, récompense suprême, le père de famille traduirait toute la Haggadah en judéo-arabe et, face à ses enfants impatients qui voulaient vite consommer la reine des mets, le harosset (ay’lak, disait-on chez nous), puis le r’mo– je n’explique pas, comme dit le Talmud : celui qui sait, sait), auguste, il répondait : « Je le fais pour que les femmes comprennent... »

J’arrête là l’évocation, qui me prendrait des heures, comme nos soirées « là-bas ».

Ici, au début du « rapatriement », nous avons bien démonté une porte à l’occasion, étalé des matelas et des coussins au sol, mais nos chants ont baissé de plusieurs octaves (« Les voisins, faut faire attention »), puis nous nous sommes juchés sur des chaises, les nouvelles générations se sont mises à regarder les traductions en français,voire les transcriptions de l’hébreu en caractères latins, le Séder s’est peu à peu raccourci...

Mais, il n’empêche : Pessah (ou plutôt : Bissah) demeure notre Grande Parade annuelle des retrouvailles familiales. Et, comme avant, nous ne manquerons pas de clamer en pensant aux absents : Laykounmout l’gharbyinLà encore, je ne traduis pas. (Ou, alors, interrogez vos anciens.) Les grandes affections et douleurs doivent garder leur part de mystère.

 

Jean-Luc Allouche