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Bou Saada, nommée la cité du bonheur où la vie y était paisible en cette année 1956, était rythmée par les fêtes juives et la chaleur des villes méditerranéennes. Seulement, un évènement tragique est survenu en septembre, veille de Roch Hachana: mon oncle fut tué à bouts portants dans son magasin en vendant des pièces de tissus. Quel drame dans notre famille marquée par le second assassinat dans la communauté juive. Deux mois auparavant un certain M. Touboul avait été assassiné sous couvert d’un règlement de comptes. Mon père, à son tour, fut menacé d’être tué. Il décida alors de partir vers Paris pour retrouver mes deux sœurs et sa famille. Cela signifiait tout quitter et nous laisser avec ma mère qui dut prendre en main toutes les responsabilités.

Les attentats et embuscades se multiplièrent dans la région. La peur s’installa au fil des jours et gagna tous les esprits. Les familles se préparaient à partir.

Quelques jours seulement après sa décision, mon père nous laissait et ma mère commença à penser notre départ. Elle ferma le magasin et rapporta toutes les marchandises dans notre villa. Ce fut un moment amusant pour moi car on jouait à la marchande dans ma maison, un ressenti d’enfant. Les jours s’écoulèrent avec grande inquiétude sur notre avenir. Peu rassurés par l’absence de mon père, nous devions cependant préparer discrètement notre départ. Ma mère avait pris la décision de rester seule avec mon plus jeune frère pendant que trois d’entre nous, ma grande sœur âgée de vingt-neuf ans, mon frère âgé de seize ans et moi âgée de neuf ans, devions prendre l’autocar jusqu’à Alger comme première étape. Le jour de notre départ, ma mère émit une phrase terrible : « Les enfants, on se sépare parce que s’il y a une embuscade en cours de route, on ne mourra pas tous ». Ces mots indélébiles se sont inscrits dans ma mémoire de petite fille.

Allais-je revoir ma maman ? Un tsunami d’émotions me traversait mais il fallait partir. Je suivais et restais alors dans le silence. Première coupure, première séparation. Pas une larme, aucune expression de peur ou de tristesse car je ne voulais surtout pas faire de la peine à ma maman. Sans avoir beaucoup d’explications pour l’après, me voilà déjà propulsée dans le monde des grands du haut de mes neuf ans.

Quatre cents kilomètres, de nombreuses heures passées dans cet autocar, à regarder le désert infini défiler sous mon regard de petite fille, m’éloignant de mes souvenirs d’enfance pour arriver à Alger. Ma mère y avait réservé un hôtel pour nous trois, et pendant quelques jours, nous attendions inquiets et incertains son arrivée avec mon frère.

Deuxième étape, nous quittions le port d’Alger, enfin réunis, en direction de la France, Marseille puis Paris, en destination finale. La traversée fut longue et peu confortable, déjà bien nombreux à partir vers de nouveaux horizons mais nous étions tellement heureux d’être ensemble et fuir ce début de terrorisme. Une nouvelle vie nous attendait.

En novembre, nous arrivions à Paris, où mon père était présent depuis plusieurs semaines, pour chercher un appartement, tenter de construire une affaire mais c’est chez mon oncle que nous avons été hébergés deux mois dans son hôtel, rue du Temple. Mes cousins nous laissaient leur chambre pour dormir sur le billard, mon oncle nous aidait pour notre installation dans un appartement au 4eme étage, rue d’Aboukir. Trois pièces qui allaient loger mes deux sœurs, mes deux frères, mes parents et moi, contraste manifeste avec notre villa où chacun de nous disposait de son espace.

Je me souviens d’un hiver vigoureux, il faisait si froid, il neigeait même. Avant de partir, ma mère avait fait confectionner des sandales grises par le cordonnier pour moi. Une valise par personne, c’était pas suffisant pour emporter ce qu’il fallait pour faire face à un climat différent.

Seuls mon plus jeune frère et moi avons pu être scolarisés. Celui de seize avait été engagé dans le quartier comme coupeur de tricots; ma sœur de dix-neuf ans a commencé la dactylographie ; celle âgée de vingt-neuf ans était malade et n’a jamais travaillé. Elle est décédée quatre ans plus tard d’une tumeur cérébrale. Mon père a transitoirement travaillé dans les tissus puis dans les assurances pour arrêter définitivement son emploi à l’âge de cinquante-cinq ans et ma maman faisait des épaulettes à la main. Chacun de nous confectionnait des boites en carton pour empaqueter ses travaux, permettant d’apporter de l’argent à notre foyer.

Mon père m’avait accompagnée ce premier jour d’école, la directrice m’avait conduite dans cette classe où une enseignante rigide soulignait mes différences. Elle m’a proposée de m’asseoir au fond de cette classe et m’interpelait comme un objet exotique à qui on devait montrer ce que je ne connaissais pas. « Lève-toi, viens près de la fenêtre, tu n’as jamais vu la neige, toi ? » disait-elle.

Je devais continuer de sourire, faire semblant d’être curieuse, essayer de n’avoir que les préoccupations d’un enfant de neuf ans, oublier ma belle cité du bonheur et son soleil pour aimer cette nouvelle ville, grandiose et culturelle Paris mais trop bruyante et froide. Pour finir, je devais m’intégrer dans un lieu où nous n’avions gagné qu’une seule chose, la possibilité de vivre sans menace.

 

Jacqueline Kadji, née Chichportich