par Albert Bensoussan
Ce personnage légendaire, mythique, oral ou littéraire, qui a parcouru tout le monde méditerranéen et moyen-oriental depuis des siècles, reste toujours vivace à la mémoire, et donc sur les lèvres des conteurs.
Mon père, qui avait appris l’arabe littéraire avec le professeur Soualah Mohammed, avait comme livres de lecture ces fascicules mal ficelés – presque des feuilles volantes – qui répandaient aux quatre vents les faits, dits et gestes de ce drôle, ce personnage des terres musulmanes – et juives – qui joue les idiots pour mieux affirmer le pouvoir de son intelligence.
L’espagnol a une expression pour désigner ce genre d’insupportable : el tonto listo, le sot avisé.
Quand j’enfonce un clou dans la terre, que devient la terre occupée par le clou ?
Ainsi mon père lançait-il la drôlerie du personnage qui faisait passer une nuit blanche au Sultan en lui posant d’insolentes questions, d’insolubles problèmes.
Et l’histoire emblématique qui fonde sa roublardise recense la scène célèbre où Ch’ra est appuyé contre un mur : un homme s’approche de lui, qui prétend être plus intelligent que Ch’ra – proclame-t-il, sans le reconnaître -, et demande donc où trouver ce prétendu sage qu’il entend, par son esprit, bafouer.
Ch’ra lui demande alors de tenir le mur – oui, lui dit-il, sinon il va s’écrouler – pendant qu’il ira quérir ce Ch’ra que l’autre veut rencontrer ; et il s’en va… pour ne plus revenir ; jusqu’à ce que cet homme qui tient le mur depuis des heures s’inquiétant, et s’enquérant, s’entend dire enfin : mais c’est Ch’ra justement qui vous a collé au mur, et vous vous croyez malin maintenant ?
Malin, Ch’ra s’en tire toujours à son avantage, et nous l’apprécions d’autant mieux qu’il s’agit toujours pour lui, par quelque ruse, d’échapper à la misère. Ainsi, mangeant sa fougasse en se penchant sur l’étal fumant du marchand de merguez, et se voyant reprocher son importune présence, répond-il au marchand : tu m’as vendu le parfum de tes merguez, eh bien ! – et il sort deux douros qu’il fait tinter dans sa main -, je te paie avec le son de mes dirhams.
On vient de m’en rapporter une que je ne connaissais pas, et qui, des lèvres marocaines de mon interlocuteur, dit ceci :
Ch’ra est devenu artiste peintre. Il fait des fresques qu’il peint sur les murs – les murs chaulés de nos vieilles mechtas. Un jour, une commanditaire lui demande ce qu’il sait faire avec ses pinceaux.
Madame, lui dit-il, je peux vous peindre des petits chiens. Ah, mais oui, c’est amusant ça, répond la dame, et combien ça va coûter ? Si je vous peins les chiens tels quels, cent dirhams, répond Ch’ra, et si je les peins avec les colliers comme tous les chiens de maison, cela vous reviendra à cent cinquante dirhams.
Alors la femme, qui est une bonne ménagère, et donc regardante, lui dit : peins-moi les chiens tels quels, sans collier, et elle lui remet un billet de cent dirhams. Le travail est fait, et les chiens sont joyeusement représentés et même remuant la queue sur le mur en question – le mur est d’ailleurs un élément récurrent dans le florilège de Ch’ra.
Chez nous on peint les murs au printemps – avant Pessah, n’est-ce pas ! L’été arrive et passe, avec sa canicule, et l’automne est là : et voilà, les chiens s’effacent du mur, mangés par l’humidité. Une horreur de mur vert-de-gris. La femme est furieuse, elle fait venir Ch’ra et l’interpelle : alors c’est ça ton travail ? où ils sont tes chiens ? Mais madame, répond Ch’ra, vous avez voulu des chiens sans collier, alors ils ont fini par s’échapper ! Et voilà et voilà.
Mais il vaut mieux revisser le bouchon de l’encrier, et ranger sa langue dans sa bouche, car l’histoire de Ch’ra ne connaît pas de fin.
Albert Bensoussan