"Betmo-or", cela ne veut rien dire pour vous ? Pas étonnant.
C'est pourtant ce que nous croyions entendre, nous, tous les gosses de la famille réunis autour de la table, frères et sœurs, cousins, cousines, lorsque grand-père Saïd élevait le plat du Séder à hauteur de son front, avant de le faire passer sur les têtes inclinées des assistants, ceci par trois fois, le soir de Pessah.
"Betmo-or… " et toute la mélodie qui baigne encore mes oreilles pour raconter que "hier nous étions des esclaves, aujourd'hui des affranchis. Ce jour nous sommes ici, l'an prochain libres au pays d'Israël".
Mais dans ce temps-là, nous ignorions le sens de ce qui se chantait.
Nous n'avions qu'une hantise : la crainte de laisser éclater le fou-rire qui s'emparait immanquablement de nous, chaque année, à ce moment-là, et de déclancher ainsi l'ire de nos parents courroucés par cette absence flagrante de respect… Mon grand-père ne s'apercevait de rien. Il poursuivait le rite de "Etmol" - c'est le vrai mot mais, pour moi, il usurpe l'autre-, psalmodiant le texte hébraïque de sa voix à peine chevrotante jusqu'à la cassure abrupte que nous attendions et que nous redoutions : la rigolade, en effet, se propageait alors en ondes de plus en plus puissantes jusqu'à déferler en raz-de-marée, tandis que le vieillard se mettait à raconter les malheurs des Hébreux en Egypte.
La raison en était que le récit, commencé dans un français qui roulait les r, se poursuivait en un mélange gallo-judéo-arabe dont l'intérêt échappait aux garnements que nous étions pour ne laisser place qu'à une apparente incohérence.
L'école française nous avait modelés. Nous parlions un langage châtié. Ce méli-mélo linguistique suscitait nos moqueries, affectueuses, certes, mais bien réelles.
Insensés que nous étions ! Et indigents, avec cet unique véhicule de communication ! Il nous était bien difficile de comprendre à cette époque, que le grand saut -« pessah » d'un autre genre- n'était pas richesse mais appauvrissement. Nous parlions français, oui. Nous ne parlions QUE français !
Cette langue, nos parents la maniaient parfaitement, mais ils connaissaient l'arabe aussi. Nos grands-parents, eux, qui s'exprimaient plus volontiers dans le dialecte algérien autochtone, avaient en outre acquis, sans école et sans maître, un bagage de français étendu et imagé ; quant à l'hébreu, de mise pour la vie religieuse, il ressortait souvent, dans leurs relations sociales, mitigé en un judéo-arabe savoureux et vivant. Ils parlent « en juif », disait-on à mon grand agacement. J'ai commencé à entrevoir, il n'y a pas si longtemps, l'opulence de ce mode d'expression ancestral voué à la mort, dans un avenir si proche, par l'implacable roue de l'Histoire.
Grand-père, ô grand-père, bénis encore nos têtes sans cervelle, en faisant passer au-dessus d'elles le plateau du Séder ! Grand-père, chante encore à l'ingrate mémoire de nos jeunes années la tendre mélopée du "Betmo-or"…
Line Meller
Texte extrait de l'ouvrage de Simon DARMON : CONTES ET RECITS DES JUIFS D'ALGERIE
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