De Simon DARMON
Un grand gaillard dans la force de l'âge vivait du revenu de ses orangeraies. Célibataire, il passait son temps à boire avec des amis, juifs et arabes.
Les gens sérieux blâmaient sa conduite, et les bons musulmans lui reprochaient de boire de l'alcool.
Un nouveau Cadi avait été nommé depuis peu. Homme sévère et soucieux de l'ordre, celui-ci se rendit chez le propriétaire de mauvaise réputation.
- Comment se fait-il qu'un homme en bonne santé et intelligent comme toi se laisse aller souvent à la boisson défendue par le Prophète, loué soit son nom ?
- Vois-tu, répondit courtoisement l'autre, si tu t'en étonnes, c'est que tu ignores les joies surnaturelles que l'alcool procure. Non seulement l'anisette est fraîche et parfumée, mais elle donne des visions admirables et décuple les capacités de l'homme.
- Allons, dit le Cadi, cela est impossible !
- Je te jure, reprit le buveur, que l'anisette peut rendre la vue à un aveugle, des jambes au cul-de-sac et des bras au manchot. Ne t'offense pas de mes paroles, et si tu en doutes reviens ici chez moi ce soir et j'en ferai la démonstration devant toi.
- Si tu ne plaisantes pas, déclara le Cadi en prenant congé, j'accepte ton invitation et j'espère que l'esprit de religion réduira à rien ce que tu prétends.
Le soir donc, le Cadi revint. L'homme avait fait dresser sous la tonnelle une table et des bancs. Il installa son invité derrière la fenêtre d'où l'on pouvait tout entendre et tout observer, dissimulé par un rideau de mousseline.
Alors arrivèrent, conduits par un domestique, un aveugle, un cul-de-jatte et un manchot qu'on fit asseoir. L'hôte recommanda au Cadi de ne faire aucun bruit, de regarder la scène et de bien écouter.
Puis il se mit à table avec les trois infirmes et leur versa copieusement verres sur verres d'anisette. A la neuvième tournée, l'aveugle, qui balançait sur son banc, leva son verre plein et s'écria : « Cette boisson est merveilleuse, son goût admirable, et sa blancheur est égale à la prunelle de mes yeux » !
Le cul-de-jatte ricana, avala une nouvelle rasade et dit : « Si ce n'est pas malheureux ! Voilà un aveugle qui prétend voir le verre qu'il tient dans sa main ! Si je ne me retenais pas, je lui flanquerais mon pied au derrière » ! « Ne t'en avise pas », cria le manchot, « sinon je te casse la figure avec mes poings » !