Avant de "monter" en Israël à 95 ans, ma tante Clémence décida d'offrir, à qui le voulait bien, presque tout ce qu'elle possédait . Si on le savait déjà, cela ne faisait que renforcer l'idée que ce départ serait sans retour ; ce n'était pas sans rappeler un épisode qui fit de nous il y a 60 ans des rapatriés. Mais, ce n'est pas pour évoquer ce passé que je suis allé lui rendre visite peu de temps après qu'elle m'a appris son projet. Non, tout simplement, je voulais, de vive voix, une fois de plus, la dernière peut-être, lui redire toute mon affection. Et voilà qu'entre deux paroles chaleureuses, avec des intonations dont l'enjouement faisait oublier son âge, ma chère tante me proposa de prendre ce que je voulais dans le reste de sa vaisselle qu'elle tenait encore très soigneusement rangée dans un buffet de la salle à manger.
Choisir un objet et un seul s'avéra pour moi une évidence. Une voix intérieure me soufflait : pourquoi pas une de ses carafes en cristal ? Cet objet sera posé sur ma table à chaque repas, et me fera penser à ma tante tous les jours. Dans mon imagination débordante, je la voyais, telle une bonne fée, me confier un récipient magique qui saurait transformer son contenu en eau de jouvence ! Plus prosaïquement, je cherchais depuis des semaines une carafe à mon goût, et là prenaient fin mes recherches ; le hasard me faisait de cette manière un semblant de clin d'œil. Or, l'histoire ne s'arrête pas là, et je vais essayer d'en conter la suite, aussi fidèlement que je m'ingénie à croire que les choses se sont déroulées dans ma tête.
Quelques jours plus tard, le fils de ma tante Clémence, mon cousin Hubert me téléphone. Après quelques échanges anodins, il me reproche de ne pas avoir pris le cadeau qu'il avait, lui aussi, voulu me faire avant de partir.
- Ah bon ! de quoi parles-tu Hubert ?
- Voyons tu sais très bien ! le portrait que je t'ai montré.
Rassemblant mes souvenirs, je me rappelais qu'effectivement, le jour de nos adieux, Hubert m'avait montré une photo tirée sur un grand carton, en me demandant de l'aider à découvrir qui était représenté sur ce cliché pris sûrement, vue la beauté du tirage, par un photographe professionnel. Je n'avais pas compris que par ce geste, Hubert me l'offrait et j'avais encore moins capté à quel point cela aurait dû être aussi important pour moi que pour lui, car il était fort possible (mais aucunement certain) que le sujet représenté en gros plan soit Liahou, le grand père paternel que nous avions en commun.
Au téléphone, Hubert se fit insistant :
- Marc, tu es le seul à pouvoir analyser cette image non signée et non datée. Toi seul pourras y déceler je ne sais quel élément permettant d'identifier ce beau personnage. Tu sauras le mettre à la juste place qu'il occupe dans notre arbre généalogique. Est-il notre grand père Liahou El-Bèze ? Notre arrière grand-père Kalfa Melki ? Ou quelqu'un d'autre ? Bref, je vais confier cette photographie à ta fille Laura pour qu'elle te la remette ; et à toi de jouer.
Peu de temps après, il me fit parvenir par ma petite Laura cette fameuse photo et une boîte d'archives. De cette boîte, je ne dirais rien de plus ici, si ce n'est qu'elle renfermait des papiers si vieux qu'ils étaient devenus illisibles. Aussi, je m'empressai de la reléguer dans un recoin inaccessible de mon bureau. A l'opposé, je me vois encore installer l'ancêtre, bien en vue dans le salon, non loin de la lampe art déco que je tiens de mes parents.
Si tout dans ce portrait attire l'attention, je ne saurais dire ce qui est le plus frappant. Le regard plus expressif que les lèvres ? La moustache qui donne au sage un air de bonhommie ? La blancheur du haut de son visage, et plus encore la pâleur de ses joues émaciées qui contrastent avec le noir veston ? Ou alors l'ombre semblable à une estompe entourant le sujet, touche évidente d'un portrait d'art ? Comment deviner à quel moment de la journée, le temps est venu se figer sur la pellicule ? Sûrement, en fin de journée, si l'on en croit les cernes trahissant, au terme d'une rude journée, une grande fatigue. Probablement au soir d'une vie marquée par des peines douloureuses et un labeur harassant. Au delà du sérieux et de la gravité, se profilent une grande dignité et toute la noblesse d'un homme assurément pondéré. Chez lui, l'assimilation qui est en marche, n'a pas encore achevé son cours : au dessus d'un corps vêtu depuis peu d'un costume occidental, la tête reste, comme toujours, coiffée du turban oriental.
Au delà de la tristesse émanant du regard, une grande fierté se dégage indéniablement de la composition de l'image. Alors, faisons l'hypothèse que cet homme est allé se faire photographier pour célébrer un événement particulier. Lequel ? Son soixantième anniversaire, en 1938, huit ans avant sa mort ? La remise d'une distinction dans l'Ordre National du Mérite des tailleurs ? Et pourquoi pas les deux ? Mais cette décoration portée à son revers par mon présumé grand-père ne va pas m'aider à l'identifier. Comme ils étaient presque tous tailleurs dans cette famille jusqu'à sa génération, je n'en suis pas plus avancé pour autant. Faire appel à témoin serait vain. Je crains qu'aucune personne capable de le reconnaître ne soit encore de ce monde. Quand en 1950, Clémence, la dernière tante qu'il me reste, s'est mariée avec l'oncle Robert frère jumeau de Maurice mon père, Liahou leur père était enterré depuis longtemps. Et, j'exclue de retourner au cimetière de Constantine chercher des ressemblances sur d'éventuelles photos incrustées sur des stèles (surplombent-elles encore, à ce jour, les tombes de mes aïeuls ?).
A ce stade, à défaut d'indices probants, au risque de décevoir la confiance que m'accordait mon cher cousin pour résoudre une énigme, il ne me reste plus qu'à transformer mes présomptions en convictions. Même si c'est faire preuve d'une certaine légèreté, je me résous à décréter que oui, sans nul doute, c'est bien lui Liahou notre grand-père, celui dont je porte à la fois le nom et presque le même prénom. Ainsi, je pourrai, à ma façon, honorer sa mémoire et communier avec lui, chaque fois que je verrai sa photo ou relirai cette fiction.
El-Bèze Marc Eliahou, Avignon le 15 février 2022