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     Je me souviens…

  Yom Kippour à Alger 

 

                  Par

  Albert Bensoussan 

 

 

Pour Samuel Ben Yéhouda, mon père, Zikhrono librakha.

Le moment le plus émouvant, et le plus fervent, de Kippour est ce que l’on appelle le "Service du Cohen Gadol", le Seder ‘avoda, qui est le récit du Kippour proprement dit, dans le Temple de Jérusalem. Le rabbin Claude Brahami, qui a rédigé et publié les précieux ouvrages de prières qu’il appelle "L’Arme de la parole", présente ainsi ce moment central de l’office :

"Bien qu’il ne s’agisse que d’une narration, le fidèle se sent transporté à l’époque de la splendeur du Temple, assistant aux premières loges au spectacle grandiose de Kippour, au milieu d’une journée d’abstinences et de prières, dans une atmosphère de forte spiritualité, avec la sensation de la présence divine quasi palpable, solidaire de l’Assemblée d’Israël tout entière, prête à recevoir l’absolution".

Notre culte est fondé sur l’idée d’intercession qui fait que le fidèle qui prie est « introduit » en présence divine par cet intermédiaire qu’on appelle le prêtre, le Cohen, et ici le grand-prêtre, le Cohen Gadol. Le rabbin est un pontife, c’est-à-dire, étymologiquement, un pont, un lien de passage. Depuis Moïse, nous savons que le prophète ou le prêtre ne sont que des intermédiaires, des truchements, des serviteurs, et le premier d’entre eux et fondateur de notre religion est toujours défini et appelé Moshé ‘avdo, « Moïse Son serviteur ». Notre culte est organisé en récit : pour renouer avec la pureté ou l’innocence des origines, nous nous armons d’une narration, et la parole de notre prière est cette arme, comme disait le rav Brahami. Une parole infinie, c’est pourquoi l’office de Kippour est si long, presque sans fin (mais non sans faim). Alors mon propre récit algérois, qui est intermédiaire d’intermédiaire et qui se veut un pont, pour fragile et instable qu’il soit, puisque lancé au-dessus du chaos et du désastre de mon lieu d’origine, est une pieuse narration et une filiation mémorieuse. C’est un récit sur le Récit, Sidour sur Kippour, en belle paronomase, סידור / כפור

Et que Sa bénédiction soit sur tous, ou, comme disait le rabbin d’Alger, Lekh ve-sim’ha, allez en paix ! Chalom.

Je me souviens… Arpentant encore et toujours les tournants Rovigo, montant et dévalant, j’avance sur les cotons de la mémoire, par des rues qui s’effacent et des places qui roulent vers l’abîme. Je me souviens d’une ville qui n’existe plus… Depuis des années et des années, tant de sable a croulé, et je me vois toujours descendant cette cité en pente, toutes ces rues d’Alger qui se jettent à la mer. Où nous fûmes naufragés…

Yom Kippour à Alger, au Grand Temple de la rue Randon, comment c’était déjà ?  

Depuis le recueillement de Kol Nidrei, la veille au soir, pas une miette de pain, pas une goutte d’eau n’avait traversé mon gosier. Je m’éveillais la langue râpeuse, et qui collerait au palais toute la journée, car défense de se laver, de se rincer, de se rafraîchir. Le jeûne était contri­tion, il fallait aller au-devant de la souffrance. J’accompagnais papa aux aurores. Jamais je ne l’aurais laissé aller seul à notre synagogue, au cœur de la citadelle maure.

Une houle de chaleur montait aux tempes comme nous traversions les artères désertées. Dans la cité marchande, pas un seul commerce n’ouvrirait, ni rue d’Isly, ni sous les arcades de la rue de la Lyre, ni rue Bab-Azoun, ni aux tissus Bouchara ni chez Bakouche, pas plus qu’au Petit-Duc des frères Stora ou chez Baranès à Maison Larade, qui avaient averti toutes les couturières catholiques de la ville que le rideau de fer, ce jour-là, resterait baissé.

Contournant le centre, nous allions par la rue Dupuch et les tournants Rovigo jusqu’à déboucher place de la Lyre et là emprunter la rue Randon qui traverse la Casbah de part en part, folle d’odeurs et de huées. Il fallait se frayer un chemin dans la foule arabe, toujours affairée en ruelles, éviter prudemment les Balek ! – ôte-toi de là ! – du livreur poussant à la hâte sa carriole cahotante, et ne pas se cogner aux ânes aveuglés dégringolant des venelles avec leurs ordures à ras bord des couffes qui souillaient de part et d’autre les parois. Et il fallait fermer les yeux sur les fellaghas déguisés en fatmas, et sur Ali-la-Pointe, dissimulant sous le voile du haïk un pistolet assassin…

Enfin, la grille du Temple, sur la place du marché, avec l’inévitable agent de police, symbole dérisoire de notre sécurité. Mais nous n’avions rien à craindre de nos frères musulmans dont l’un venait allumer les lumières quand la loi hébraïque l’interdisait à nos mains.

Le shamash, qui arrivait forcément le premier, allait cogner à la porte du yaouled appointé par le Consistoire, qui traversait la place du Grand-rabbin Abraham Bloch sur les pas de Benatouil, qui, ouvrant grand la porte de la synagogue lui désignait au vestibule les minuteries respectives, puis lui faisait traverser la travée centrale, et l’Arabe prenait soin d’ajuster sa chéchia ainsi que I’Allah des Juifs l’ordonnait, et il allumait les feux de la rampe autour de l’estrade de prière, et les guirlandes d’ampoules au-dessus d’Arche Sainte qui, ce jour-là s’ornait d’un splendide rideau de satin blanc, linceul immaculé tiré sur les rouleaux sacrés.

Puis l’éclaireur montait aux galeries supérieures et branchait les petites lampes pour les femmes, et descendait même aux toilettes du sous-sol qui serviraient à soulager la vessie économe de ceux qui ne boiraient pas d’eau de toute la journée.

Papa frottait ses mains contre le mur du Temple pour les purifier des contacts profanes. Nous poussions le porche. À droite dans l’entrée, la large main de velours rouge aux cinq doigts d’or recouvrant la mézouzah, cette parole divine que nous baisions, le front déjà nappé de cette ferveur qui montait des psaumes d’aube récités par les premiers fidèles.

Le vieux Bittoun s’asseyait à l’angle de la Tévah, juste contre le mur tapissé de plaques noires à la mémoire des disparus, en retrait de l’estrade réservée aux notables et aux membres du Consistoire qui n’arriveraient pour la plupart qu’en milieu de matinée.

Ce vieillard plié en deux récitait tous les chants de David, sur sa lyre et sur la guitith, qui balisaient le premier des cinq services composant le jour de Kippour. D’une voix grave, sonore et précipitée, le dos voûté, s’agitant sur sa chaise, il entonnait à mon oreille attentive I’hymne de Hannah offrant à la synagogue son fils unique, Samuel, le prophète qui allait oindre les premiers rois d’Israël — et c’était le nom de mon père. Les pieds nus dans des espadrilles.

Car ce jour-là les hommes pieux de mon pays, bannissant le cuir, chaussaient des semelles de corde et s’habillaient en blanc, en instance de purification. Papa, lui, mettait son plus beau costume d’été, en lin écru assorti à son canotier, et se déchaussait selon l’usage du village. Toute la journée il la passerait en chaus­settes. Beaucoup imitaient son exemple, et pas seulement pour la contrition

La prière de Hodou lachem ki tov ("Louez l’Éternel en Sa bonté") voyait prendre les commandes M. Timsit – dont le fils irait rejoindre la rébellion du FLN, hélas ! serait arrêté et, après un procès où s’illustra mon frère Lucien, l’avocat, condamné à perpétuité, il passerait Kippour en prison, jeûnant et priant, tout communiste qu’il fût.

L’administrateur de la synagogue couvrait sa vaste carrure des franges de laine en noir et blanc et s’avançait sur la rampe de la nacelle, invitant I’assistance à le suivre dans l’harmonie de sa voix.

L’office du matin commençait vraiment. Mes deux oncles, Chmoyel et Coco, venaient nous embrasser et prenaient place au fond où ils resteraient debout toute la journée, obéissant à quelque ancien vœu digne de leur mère, Lalla Sultana, et ne s’autorisaient parfois que I’accotement au mur ; ou alors Coco soulevait sa jambe et demeurait comme un héron sur une patte, à cause des varices. (Sans savoir qu’à son enterrement à Pantin, en 2006, le ministre Jean-Louis Borloo viendrait suivre son cercueil et témoigner grand respect pour ce modeste bourrelier, dont le fils, Dieu merci, avait bien réussi.)

Plus tard j’ai compris que ce vœu de rester debout toute la sainte journée était plutôt vœu de pauvreté, car mes oncles étaient des artisans besogneux, incapables de payer leur place assise dans la plus noble des synagogues algéroises. Mais là où ils sont aujourd’hui, je sais bien qu’ils sont assis au premier rang, béni soit leur souvenir !

Le rabbin Chemoul avançait lourdement entre les stalles, excédé de vieillesse, et nous l’aidions à se déplacer, à gravir les trois marches de I’arche, en lui baisant la main. Son gendre, Albert Pérez, la plus belle voix de basse de tout le Kahal, en était déjà à la fin du premier service, et son timbre grave s’accordait éminemment à la pénitence.

Le grand-rabbin Eisenbeth entrait à son tour, noble visage et barbe taillée, noire et blanche, s’appuyant sur sa canne, et nos mains sur ses mains, et nos baisers de révérence. Bientôt la synagogue était pleine, les autorités prenaient place dans les beaux fauteuils de cérémonie, qui pieds nus, qui en espadrilles, les rabbins en soutane de lin blanc, et les voix gonflées de ferveur.

Petite incise, ici, pour faite entendre la petite voix de mon ami Julien, quand il avait douze ans à peine, et qu’il n’était pas encore devenu un as de la prière.

Ce matin-là de Kippour, le grand-rabbin, après avoir gagné la nacelle, entra dans la petite salle attenante, à droite de l’Ei’hal, et qui servait de vestiaire. Et là, le jeune Julien, qui connaissait les lieux – la cachette, disait-il – à cause de son père qui était guizbar, un notable de la synagogue, avait réuni ses petits camarades de Bab-el-Oued qui, comme lui, trouvaient le temps un peu long, surtout qu’ils avaient été privés ce matin-là de café au lait et de calentita (ce flan salé à la farine de pois chiches) et avaient encore devant eux de longues heures de jeûne.

Et que faisaient-ils pour tromper leur attente, ces galopins ? Ils jouaient tout bonnement aux tchic-tchics, ainsi que nous appelions les dés, ceux-là même qu’on jette sur le velours noir du jacquet, et qu’on peut aussi bien lancer assis par terre, entre ses jambes écartées, comme au jeu des osselets, en calculant le plus haut chiffre, et celui qui atteint le plus beau score est déclaré vainqueur. Voilà à quoi jouaient Julien et ses petits camarades, sur le velours rouge du petit salon d’apparat qui tenait lieu de garde-robe pour les rabbins, quand, noble vieillard, vénérable et imposant avec sa longue barbe blanche, le grand-rabbin Eisenbeth entra en scène.

Ce fut un beau scandale, ce matin-là, et la voix de basse de notre berger alsacien fut si chaudement sollicitée que papa Zenouda accourut sur le champ, en interrompant le fil de sa contrition. Et voilà que, malgré la solennité du jour et le ventre creux de tout un chacun, les mains volèrent au-dessus des têtes enfantines. Ce fut une belle raclée générale. Qui parlait de Grand Pardon, ni même de petit… ?

Mais nous voilà à ces beaux poèmes de Kippour et aux chants liturgiques, et les voix qu’on entendait là, que de beautés ! Parmi elles, Martin Zenouda, en vaillant ténor, accompagnait le défilé des rouleaux de la Torah entre les travées en entonnant d’une voix claire et lumineuse le Mizmor-lé-David qui s’achèverait sur ce cri de Paix, ce Chalom, en un contre-ut que lui seul avait pouvoir de lancer, et de vibrer jusqu’à ce que les vacillants porteurs de la Loi aient pu replacer les Séfarim dans l’Arche Sainte.

L’un des privilèges du Grand Temple — je ne parle pas seulement de la présence du Grand-Rabbin d’Algérie, Maurice Eisenbeth — était qu’on y entendait les voix les plus charmeuses.

Il y avait là, rival de Lili Labassi, cette vedette de musique arabe sur Radio-Alger, Sassi qui faisait les beaux soirs de la Casbah et les beaux jours de fête de notre Kahal.

Et puis Kespi, au timbre plus gras, qui rivalisait avec lui en tressant la couronne que nous appelons le Keter. Et même la soprano colorature de l’Opéra, Ida Doneddu qui, bien avant Natalie Dessay, ne chantait qu’aux mariages en grande pompe, mais qu’on entendait aussi en tribune entonner, infiniment douce : Mi El kamokha – "Quel Dieu comme le nôtre" !

En vérité Ida, quelle voix comme la vôtre !… Ai-je dit que nos chants de synagogue étaient des poèmes, souvent espagnols et médiévaux, où le souci de la rime et du rythme rivalisait avec les plus belles stances du grand Isaïe, le prophète de l’Exil et de la Délivrance, avec en hébreu entre ces deux mots, golah et guéoulah, le gauchissement d’une simple voyelle.

En fait, ce jeu de mots balisait notre parcours, car, si nous étions enfants du Bannissement (de Jérusalem), nous aspirions tous, par le jeûne, la cendre et le retour sur soi, à la Délivrance, ainsi qu’il est dit, à l’énumération des multiples issues implorées au dernier temps de la Né’ila, la prière de Clôture : Cha’aré Guéoulah, la porte de la Délivrance

On se levait dans un grand envol de châles, en soie blanc bleu pour les jeunes, en laine blanc noir pour les vénérables, et l’on s’asseyait, et l’on se relevait, ainsi toute la sainte journée, sauf pour mes oncles et leur vœu de joncs immobiles.

II y avait aussi quelques femmes au balcon, mais sans les enfants qu’on n’amènerait que le soir, pour la bénédiction des Cohanim, au plus chaud, au plus haut de l’exaltation, dans le misérable hourvari des confes­sions — viddouï –, des aveux, des remords et du repentir – ‘hatanou – à plein poing sur le sein. On s’asseyait enfin pour la première pause de la journée, au moment des enchères, menées avec méthode et décision par M. Timsit assisté du shamash Benatouil qui, ce jour-là, eu égard à la solennité et à l’assistance choisie, renoncerait à compter en arabe, aux côtés du rabbin Che­moul qui bénissait d’une voix lasse les donateurs, et leurs morts. Que de grâces mises à l’encan !

Et pour ouvrir le rideau de l’Ei’hal, et pour porter en cortège les rouleaux de la Torah, et pour soulever la Loi de Moïse en l’offrant, bras tendus, dans un arrachement douloureux, à l‘adoration des fidèles zozotant — Vé zoth (voici) ha Torah — et c’étaient toujours les fils Derrida qui I’achetaient pour leur père parce qu’il avait la plus longue barbe de toute la synagogue et le regard fulminant de Moshé Rabbinou. Il fallait payer aussi pour dérouler les bandelettes du Séfer et cela revenait toujours aux jeunes garçons, conviés à le faire comme s’ils jouaient à la poupée sous I’œil narquois de leurs petites sœurs ou fiancées en tribune.

De toutes ces multiples mitzvot ou grâces, l’une revenait toujours à Alexandre Saada, roi des Articles Indigènes rue du Chêne, et le seul à inclure le chiffre vingt-six dans toutes ses enchères. "Sidi Sta-ou-achren", on l’appelait, parce que d’ordinaire il le disait en arabe répercuté par le shamash, mais lui aussi, le jour de la fête, il traduisait en français, du vingt-six plein la bouche. Certains sourcilleux le tançaient vertement : n’était-ce pas user complaisamment du chiffre sacré de la divinité ?

Mais Saada, que Dieu repose son âme, n’en démordait pas, et nous le savions et riions de sa naïve croyance en ce jour plus que tout autre d’indul­gence.

Sitôt clos le marché des enchères, toute l’assistance se levait avec entrain, chacun prenant possession de son lot, et la famille partie prenante de la grâce. À chaque accomplissement de la mitzvah tout un rang de châles se dressait dans le recueillement et la fierté, après quoi l’heureux béni se faisait embrasser par toute l’assemblée qu’il venait déranger dans sa prière jusqu’au moindre recoin. Qui parlait de suivre la paracha, et Moïse et Aaron, et la splendeur du Sanctuaire, et la voix du rabbin noyée de fatigue ?

Ce n’étaient qu’embrassades, accolades et grandes claques dans le dos, paroles d’encouragement — Hazak ou baroukh, "fort et béni sois-tu" –, dans l’éternuement du tabac à priser qui circulait d’une main à l’autre, avec toujours pour l’offrant le petit baiser d’un doigt humide posé sur la paume. 

Car Kippour était, sous le regard terrifiant de Hachem Hamelekh — Maître et Roi – la réunion, la communion des hommes. Et le grand jour où chacun faisait la paix avec Soi et avec l’Autre. Et jamais l’on ne vit semblable effusion sous le dôme rayonnant de la synagogue éclairée par le plus beau lustre de la ville, offert par l’impératrice Eugénie visitant Alger en 1865.

Le silence venait, enfin, au deuxième temps de l’office, avec la ‘Amida du Moussaf, ce dialogue silencieux avec l’Éternel, récitée debout, courbé, vibrant et balancé, chacun pour soi et, plus que jamais, Dieu pour tous, que venait relayer sur la fin la voix raclée, la plainte lasse du ministre officiant. Terrible épreuve d’une station debout silencieuse, recueillie, fléchissante, deux heures durant et au pire moment de famine criant du fond des entrailles avec la voix de Jonas qui, ce jour­-là, était le prophète de notre lamentation, car nous nous trouvions bel et bien dans le ventre du Poisson, au fond du Dag.

C’est alors qu’intervenait en pleine contrition l’émouvant récit du ser­vice sacré du Temple de Jérusalem au temps de Salomon.

Texte de relation, simple description des gestes anciens, les vêtements du Cohen Gadol, le grand-prêtre au sacrifice, et l’odeur propitiatoire de l’holocauste aux narines divines, dans la présence des anges et du miracle que nous ­écoutions sous le châle relevé, couvrant nos yeux, nous inondant de petitesse, nous prosternant d’humilité, qui tout du long dans la travée, qui recroquevillé à l’angle des stalles, qui seulement baissant la tête, toute l’assemblée abandonnée au pur transport sur le parvis du lieu saint archaïque où nous conduisait le guide local, notre Moïse vénéré, le grand rabbin Eisenbeth qui, d’une voix de chêne en son rite alsacien, clamait son beau Seder ‘avoda.

Oui, sous nos paupières qui contenaient à peine le flot des larmes, dans I’intensité litur­gique de le voix du prêtre gravissant les degrés de l‘échelle et nous haussant, par paliers et lentes injonctions, au triomphe de Dieu caché parmi nous, sous les franges recou­vrant nos yeux et dans nos cœurs brisés de jeûne, nous accédions à la foi, aveugle et insensée, primitive et folle.

On se relevait transfigurés, projetant des mains gantées de franges et baisant à distance l’impalpable présence de la divinité.

Dehors le soleil avait basculé d’un coup et l’on sortait après l’épreuve respirer parmi les haleurs du jour poussant devant le parvis du Temple leurs tombereaux de fruits, leurs ânes cahotant d’épluchures, dans la fièvre mercantile d’un jour pour eux ordinaire. La vie continuait. Pendant la pause, le vieux Bittoun relayait le père Timsit à la Tévah en lisant les Piyyotim de l’attente.

Puis c’était l’office de l’après-midi déclinante, les portes de la synagogue commençaient à se gonfler de popu­lace, les femmes et les enfants se bousculaient déjà au milieu des travées, à la recherche de la main paternelle.

Car c’était bientôt le moment, terrible entre tous, où s’ouvriraient les portes de la grâce, et le pardon viendrait au terme d’une journée incessante de prières et de cris. À l’ultime temps, la ne’ila, l’office de fermeture, I’assemblée braillait en pleine confusion le célèbre chant d’EI-nora ‘alila – "Ô Dieu redoutable en actes, fais surgir pour nous le pardon, en cette heure de clôture" –, hurlait à s’en briser la gorge, chacun voulant en dernière minute se faire bien entendre du Dispensateur sublime qui, si souvent dans l’Histoire, faisait la sourde oreille.

Et à la bénédiction des Cohanim, les descendants d’Aaron gravissaient pieds nus l’estrade et s’approchaient du rideau de satin blanc que l’on ouvrait pour eux sur la splen­deur de la Loi de Moïse, superbement parée de soieries et de dorures. Car nous adorons un Livre, un Séfer, un rouleau de parchemin où s’inscrit, calligraphiée au roseau, la parole divine que tracèrent mes pères marocains de Debdou, maîtres du calame. Notre religion est faite de lettres et de musique.

Le rabbin Chemoul dictait, presque aphone, les versets ineffables que répétait mécaniquement, médiateur inexistant au visage aveugle, un Cohen quelconque, promu descendant d’Aaron, et sa voix faiblissime s’effrayait dans les franges du tabernacle, tandis que toute la syna­gogue à ses pieds se coulait sous le talith bénisseur, recevant par l’entremise des mains paternelles le pardon de notre Dieu miséricordieux et clément-El ra’houm vé-‘hanoun — tant de fois imploré tout au long de ces vingt-six heures de jeûne.­

Dès lors, tout était consommé et la balance en équilibre, les digues s’écroulant libéraient l’explosion, les cris des enfants, les vagissements, les embrassades gloutonnes et les vœux, tous ces baisers dans les mains qu’on se soufflait d’une rangée à I’autre, des galeries supérieures aux stalles, et vice versa.

Au dernier temps de l’office on n’entendait plus rien dans l‘incroyable brouhaha, les ultimes oraisons se perdaient dans le vacarme, jusqu’à, tant attendue, et certains n’étaient venus que pour ça, la résonance finale du shofar scellant le pacte du pardon, cette corne de bélier qu’un rabbineau plein d’allant — et c’était, frais émoulu du Séminaire Israélite de la Bouzaréah, le jeune Bendavid au timbre chaud et mélodieux — appliquait contre ses lèvres brûlées, à longues notes plaintives, geignardes, taraudantes, qui finissaient dans le crépitement interminable du dernier souffle, et autant d’années de bonheur et de prospérité sur tous, Amen.

Alors s’ouvraient les portes de lumière et d’amour de la délivrance, dans la rosée des baisers qui pleuvaient alentour, et nous voilà pour toute l’année inscrits sur le livre de la vie. Et le rabbin Chemoul, recouvrant quelque vaillance, clamait d’une voix presque ferme : Lekh besim’ha, "Va dans la joie"… Le reste était éparpillement d’oiseaux piaillant dans toute la rue Randon, volant, pied léger et ventre vide, vers ce nid où avaient cuit, entre le pain et le vin, ces brioches de Kippour en forme d’étoile, fourrées d’amandes et de raisins secs, qui auraient enfin raison de ce jeûne.

 

Ce judaïsme-là, archaïque et beau, ce Yom Kippour au Grand Temple d’Alger, qui pourrait jamais l’effacer ?

Albert Bensoussan

 

 
 
 

Commentaires   

0 # Claude Dayan 12-10-2016 02:00
Merci de nous offrir ce très beau texte; fidèle et émouvante évocation d'un Kipour algérois que je n'ai pas connu bien je sois né non loin de ce quartier. Je vais le transmettre à toute ma famille qui a vécu dans ce quartier d'Alger
Merci encore et bon KIPOUR
C D
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0 # Henri C. DAHAN 01-10-2017 12:42
Merci à Morial de republier ce texte magnifique déjà publié, il y a quelques année, par MORIEL. Ancien de Bab-el-oued, j'ai eu la chance de connaitre plusieurs personnages nommés. En ce lendemain de Kippour Gmar Hatima Tova à toute l'équipe et aux lecteurs.
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0 # claude Kayat 12-09-2021 12:19
Un grand merci cher Albert pour cette magnifique et si fidèle évocation de ce Kippour algérois. Je vous entends et je vous vois tous comme si j'y étais! Hazak ou baroukh! Et Kol hakavod!
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0 # daniele achach 12-09-2021 14:34
merci de ce texte magnifique d'une ecriture si aboutie et qui fait revivre le deroulé rituel et codifié de cette journée, avec ses traits propre au judaîsme algerien ,où même le grand rabbin israélite alsacien qui préside de son autorité tutélaire la cérémonie est un peu étranger .
Et tout cela réfracté au prisme de la sensibilité d'un adulte revisitant des moments forts de son enfance .
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