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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

 e-mail : morechet@morial.fr -  lescollecteursdememoire@morial.fr

L’ensemble de la base de données que nous constituons sera  régulièrement enrichie par ce travail continu de collecte auquel, nous espérons, vous participerez activement.  L'intégralité du site de Morial sera déposée au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MAHJ) à Paris, pour une conservation pérenne .

Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

Quand l’œil noir ombrageait la cité
Albert Bensoussan

Débarquement des Alliés à Sidi-Ferruch

Dans nos lointaines écoles communales, on apprenait à collecter, à collectionner les herbes, on appelait cela un herbier, et avec l’aide de mon grand frère Alfred, j’avais un bel album avec toutes sortes de feuilles d’arbre séchées et dûment étiquetées.

On collationnait et classifiait aussi les insectes en les clouant sur un support. 

Moi je n’ai jamais su faire, mais Gilbert Mesguich, un dégourdi, attrapait les insectes pour moi, les zigouillait en les enfournant dans un pot en métal garni de coton imbibé d’éther. Pauvres hannetons, misérables scarabées ! Et j’avais de bonnes notes en sciences naturelles. Mais maintenant ce sont des fragments de lointaine mémoire que je rassemble, collationne, collectionne et fige, en leur souhaitant le destin de feuilles volantes franchissant le ciel des années dans le vent des paroles.

Et me revoilà au Foyer des Mutilés. C’est là que nous habitions, 18 rue Danton, où la France avait construit pour ses vieux poilus et rescapés de la Grande Guerre un immeuble moderne, au pied du Télemly, dans ce qu’on appelait Mustapha Supérieur, un quartier qu’on préférait appeler, plus joliment, le Village d’Isly. Nous sommes à la fin de 1942 et pour l’heure, à Alger, les idées viraient au bleu, car la défense passive veillait au camouflage. M’sieur Kerdavid, le plus haut gradé de nos mutilés car il était colonel, tout en ne saluant que de la main gauche à cause d’un bras droit laissé dans les tranchées, avait demandé au grand Pierrot, le fils de la concierge, de repeindre toutes les ampoules de l’immeuble avec de la peinture bleue, et il lui avait fourni seau et pinceau. Tout était nuit sur Alger la blanche, et les aviateurs ennemis ne pouvaient qu’y voir goutte. Pierrot, c’était celui qui, à cause de sa haute taille et de son esprit serviable (je ne dis pas servile), avait été chargé à l’école communale de la rue Daguerre de punaiser dans toutes les classes le portrait du Maréchal qui avait fait don de son corps à la France.

C’est pour lui (pour le Maréchal pas pour Pierrot) qu’on chantait dans la cour de l’école au lever des couleurs et au garde-à-vous qu’on était bien là devant le sauveur de la France. André Dassary, belle voix de ténor basque à la radio, nous avait fait rentrer les paroles dans le crâne, et l’on jurait chaque matin de suivre ses pas (ceux de Pétain, pas les pas de Dassary).

Mais papa, comme quelques autres mutilés, n’était plus sûr du tout que "le vainqueur de Verdun avait lutté sans cesse pour le salut commun"; la rime n’était pas bien riche : dun-mun et il ne s’était pas foulé André Montagard, l’auteur, qui aurait pu trouver mieux, mais qui réclame d’un soudard vichyssois un brin de culture ?

Quant à la musique, entraînante à souhait, qui le nie ? Eh bien ! il s’avère qu’elle était copiée d’une opérette, La Margoton du bataillon, de Casimir Oberfeld. Pour dire le vrai, cet Oberfeld n’avait rien à voir avec un feld-marechal car, comme beaucoup de Juifs, c’était un mauvais Allemand, au demeurant pur ashkénaze et fils de Łódź en Pologne, qui allait finir à Auschwitz et partir en fumée. Quelle tristesse ! Maman aimait à chanter son plus gros succès d’avant-guerre : "Les vieux pyjamas, c’est pour mon papa, les dessous troublants, c’est pour ma maman", interprété par Georges Milton, l’immortel acteur de Bouboule Ier, roi des Nègres, putain d’époque la Belle Époque !

Sans compter que ce chanteur, émule de Maurice Chevalier, nous avait légué, et toute l’Algérie lui en était reconnaissante, le tube absolu des méharistes : "C’est la fille du bédouin, qui revient de loin, et sa caravane…"[1].

Allons bon ! maréchal (je supprime d’autorité la majuscule), maréchal, nous oilà – avec l’accent bablouette c’est encore mieux !… En chômage technique depuis le débarquement des Alliés et la proclamation d’Alger capitale de la France libre, Pierrot avait donc trouvé avec seau et pinceau de quoi s’occuper, et troquer sa vocation de maréchaliste pour celle de muraliste. 

 

Voilà que, dans l’aube tiède et parfumée de cet automne 42, juste après le débarquement des Alliés dans le port d’Alger où, au-dessus des croiseurs, se balançaient ces gros ballons oblongs qu’on appelait des saucisses, et qui espionnaient le ciel avant toute descente en piqué des stukas – sifflement horrifiant –, ma sœur Estelle et moi, les deux petits, nous nous dirigions vers l’Entraide Féminine Laïque, au n° 7 de la rue Valentin, une grande salle qui deviendrait plus tard, dans la paix revenue, un dancing du dimanche. Pour l’heure, dans l’immense rez-de-chaussée en contrebas de la rue, on a dressé des cuves fumantes : les soldats ont rapporté d’Amérique du lait en poudre, et voilà que, mélangé à l’eau, on nous sert un magnifique bol de lait chaud que nous devons boire – plaisir mirifique ! – parce que la guerre nous a longtemps privés de l’indispensable calcium − c’est pourquoi ma sœur et moi n’avons pas de belles quenottes.

Moi je suis le plus petit de la famille, il me manque quelques centimètres pour avoir la taille de mes frères et de mon père. Mon frère Lucien, lui, était plus grand que moi parce qu’il avait tété plus tôt ; plus âgé de quelques années, il avait de solides dents blanches. Sauf qu’à la fin il faut toujours que le fil casse et que la poulie cogne à la margelle,[2] et voilà cinq ans que Lulu, Bou arlek, pauvre de toi ! est descendu en terre.

Sur la petite placette à l’entrée de la rue se trouvait le boulanger Moran. Tous les boulangers étaient espagnols : Ferrer, Fuster, Ors... Tata Julie, la plus jeune du côté de mon père, avait coutume de faire les pains tressés du Chabbat. Tous les vendredis matins, elle portait sur sa tête un grand plateau en fer recouvert d’un linge blanc ; dessous, la pâte qu’elle avait pétrie en patience, sans jamais oublier de prélever la hala (cette dîme qui, dans les temps bibliques, revenait aux prêtres), et c’est pourquoi ces pains de Chabbat sont appelés halot. Elle les portait chez le boulanger qui les enfournait sans demander son reste. Les Italiens amenaient là leurs pizzas, les Catalans leurs mounas et les Juifs leurs pains tressés ; les Arabes leurs gâteaux à la fleur d’oranger piqués d’une amande : galbelouzes – je ne finirais jamais de m’en gargariser. Nous vivions en communautés, séparées mais unies, si l’on peut comprendre.

Après quoi la tante Julie allait faire la distribution et parcourait la ville, de l’Agha aux tournants Rovigo, pour servir notre nombreuse famille qui jamais ne manquerait de bénir ses bonnes miches (je veux parler des miches du pain).

Tante Yohebed, la maman de ma cousine Ginou, elle, sa spécialité c’était le harosset (elle prononçait khrosset) de Pessah, cette mixture censée représenter le mortier des briques que les Hébreux pétrissaient au pays du Pharaon, et donc symbolique des chaînes archaïques de l’esclavage : elle malaxait dattes et figues avec toutes sortes d’épices qui étaient son secret de famille, puis elle faisait pareillement la distribution auprès de tous les nôtres aux quatre coins d’Alger. C’était cela le lien de vie, la famille. Sauf qu’aujourd’hui, où elle est notre famille !

Et maintenant, une anecdote de l’autre guerre, celle qui a suivi, je veux parler de la guerre d’Algérie qui nous a chassés, mes frères et sœurs et moi, mes vieux parents et toute la famille, de nos rues d’Alger en ruinant nos traditions et nos coutumes (j’ai définitivement perdu le goût des halot de Julie et de l’harosset de Yohebed – et d’ailleurs mes tantes s’en sont retournées à la terre). En ces temps terroristes, la nuit venue, qui pouvait se risquer dans les rues ? Nous vivions sur les hauteurs et nos rues étaient étroites, avec beaucoup d’escaliers sombres où un mauvais coup était vite arrivé. Alors ma mère s’était érigée en gardienne de son fils, mais aérienne, n’est-ce pas ? en vigie. Femme bouclier – isha maguen −et mère courage. Elle prenait position la nuit, le dîner expédié, et papa déjà au lit, parce qu’il se levait à cinq heures pour ses prières. Je la revois sur le balcon du quatrième qui dominait tout le quartier.

Elle se munissait d’un grand seau d’eau, d’un balai et d’une serpillière qu’elle accrochait en haut du balai. Ainsi guettait-elle l’arrivée de mon grand frère Lucien, qui était avocat, donc bavard, et s’attardait volontiers le soir, au lieu de regagner prudemment notre chez-nous après avoir expédié son dernier client.

Mais non, il s’attardait avec les plaignants au bar du Bosphore, dans les méandres de la rue de Tanger, et n’avait peur de rien ; défendant même des fellaghas, il était sur la liste noire de l’OAS, et tout cela faisait beaucoup d’embûches, beaucoup d’effroi chez ma mère, qui le matin prenait des gouttes de Solucamphre pour calmer les battements de son cœur − une habitude qu’elle avait contractée au lendemain des bombardements sur Alger (mais elle mourra quand même à quatre-vingt-quinze ans, presque à cet âge où les juifs de chez nous font you-you et sourient à la mort).

Voilà, disait-elle : si le terroriste suit mon fils – Lulu larziz, son chéri – et s’approche d’un œil menaçant, un douk-douk à la main, je sais ce que je dois faire : je pousse un cri, j’agite bien haut mon balai avec la serpillière pour créer du mouvement et, en dernier, je vide du haut du balcon tout mon seau d’eau pour créer un effet de surprise et sauver mon enfant. Ainsi vivions-nous quand l’œil noir ombrageait la cité.

Cet œil noir qui nous a suivis en exil, je ferme les yeux pour ne plus le voir.

Albert Bensoussan



[1]   Rendons à César la noblesse des paroles: "La fille du Bédouin suivait nuit et jour cette caravane / Elle connut tour à tour tous les autres Bédouins de la caravane / Et tous les chameliers et tous les âniers en firent leur Sultane". Et voilà, la fille du bédouin c’était  rien qu’une putain, comme toute cette putain d’époque.

[2]   "Avant que lâche le fil d’argent, que la coupe d’or se brise, que la jarre se casse à la fontaine, que la poulie se rompe au puits et que la poussière retourne à la terre comme elle en est venue." (Qohélet) Catastrophique la mort !

 

Commentaires   

0 # David Bensoussan 23-04-2017 17:29
Pourrais-je avoir les coordonnées d'Albert Bensoussan ?
Professeur David Bensoussan
Montréal
514 826 7279
www.editionsdulys.com
Répondre | Répondre en citant | Citer
0 # Albert Bensoussan 25-04-2017 08:17
Cher David,
Je n'ai pas oublié notre rencontre, déjà lointaine, à Montréal, et notre correspondance qui a suivi. Je connais bien votre production, si appréciable. A bientôt de vos bonnes nouvelles.
Chalom,
Albert
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