Sentiments et émois d’un adolescent algérois
Je suis au balcon, la rue à deux pas au dessous de moi, une balustrade un peu branlante, toujours plus ou moins vive la peur qu’elle se décroche et de tomber avec elle en bas.
Je me dis ce n’est pas très haut, peut-être peut-on s’en tirer sans trop de mal. En face, les escaliers qui mènent vers le haut de la ville, là où "ils habitent" et d’où ils descendent bruyants, dépenaillés, en multitude grondante. Là aussi, une peur indicible m’étreint.
Je sens confusément que le danger me guette. L’usine de cigarettes Job s’est enveloppée d’un grillage protecteur. Elle a flambé plusieurs fois.
Je me rappelle une nuit chaude où le feu avait pris, de belles flammes jaunes et rougeoyantes qui éclairaient la rue comme en plein midi. Les gens dans la rue en robe de chambre, pyjamas, des enfants, des femmes, européens et "arabes" pour une fois réunis.
On parlait de négligence, d’un mégot jeté par dessus la balustrade ; ou d’un acte de vengeance d’un ouvrier mécontent, ou encore, mais là les langues se faisaient plus râpeuses, plus hésitantes : un acte, qui sait, qui se voulait un acte de guerre, aux français , à leur pouvoir, à cette société de tabac Job d’où, quelques fois, j’apercevais, sortant par une petite porte de la façade principale, des femmes et des hommes bien habillés, tranchant sur la population habituelle du quartier.
Moi, je suis au balcon avec mes parents, mon frère, mes sœurs. Une de mes sœurs a crié : il y a le feu en face. On s’est précipités au balcon. Je n’ai pas peur mais la fébrilité du moment, le crépitement des flammes m’inquiète. Je me souviens d’avoir aimé ce moment fascinant, toutes ces odeurs de tabac brûlé, ces palmiers en flammes et les casques d’or des pompiers s’agitant autour du brasier.
Cette usine de tabac aura peuplé mes jours et mes nuits de rêves insensés. En plein soleil, les camions à remorque découverte débordant de sacs de tabac avec, dessus, quelques « arabes » alanguis, sans doute fatigués (mais je n’y pense pas alors. Quelques fois, ils fument avec lenteur et béatitude. Ces petites fumées blanches qui restent suspendues en l’air tandis qu’ils se sont éloignés.
La sonnerie de l’usine, les ouvriers "arabes" et les cigarières. C’est comme ça que je les appelle dans mon souvenir estompé, ces femmes que j’imagine espagnoles et dont certaines me font battre le cœur. Parfois j’en surprends quelques unes dans les bras de leurs amoureux.
Une étreinte furtive juste sous la plaque de la rue Cavelier de Lassalle et c’est l’envol vers l’entrée béante en forme de demi-lune. Eux s’en vont d’un pas assuré, savourant les baisers que je sens frémissants encore sur les lèvres. Et la Madone, la Madona, celle que nous rencontrons chaque jour sur notre trajet, sur notre désir, celle qui, depuis la première fois, nous a transpercé le cœur douloureusement ; l’inaccessible, l’autre, la madone sans doute à cause de ses cheveux cendrés et de son visage plein et rond.
Une fois, j’ai failli lui parler. Ce devait être un dimanche matin. Nous étions assis, toute la bande ou presque, sur le bord du trottoir de la rue Barras. Et elle est passée : bravades, lazzis, pincement au cœur. Je me décide, je vais lui parler, je me lève et lui emboite le pas. Les autres sont loin. Elle a tourné dans la rue Montaigne. Je me rapproche et puis, plus rien…rien. Je n’ose pas. Je suis paralysé, le cœur en marmelade. Je crois que je suis revenu un peu penaud et que j’ai raconté aux copains une histoire à dormir debout.
En fait, c’est non seulement la paralysie de l’adolescence, l’émoi qui vous cloue sur place et vous fait dire n’importe quoi et, de préférence, des âneries, c’est aussi la barrière de deux mondes. Une barrière que j’ai au fond de moi, qui me fait trouver fascinants et inaccessibles ceux qui sont de l’autre côté.
Eux, ce sont ces européens aux corps triomphants qui déambulent rue Michelet, qui se regroupent au bar de l’Otomatic et que je retrouve, l’été, sur la plage de la Madrague. Ceux là, je les envie, je les déteste ; ils attisent mon désir de chair lisse et ondoyante. J’entrevoie un univers fait de blondeur, de peau satinée par le soleil. Ils ont surtout sur leur visage le sourire triomphant des dominateurs.
Je sens confusément qu’il se passe là des choses qui me sont interdites et qui touchent à la vraie vie, à l’amour, au plaisir, au bonheur d’être et de vivre, comme de belles plantes.
Eux, c’est aussi ceux auxquels appartient la Madone, ces espagnols, italiens, maltais, ces petits blancs de Bab-el-Oued que je côtoie Avenue de la Bouzaréah, le samedi soir ; foisonnante mêlée de regards échangés, de sourires esquissés, d’indifférence hautaine.
Etrange brassage de signes imperceptibles sous le masque des parades viriles et des évitements plus ou moins simulés. Ceux-là, ils me sont inaccessibles : leur langue te leur accent me sont presque étrangers. Je ne sais pas comment ils vivent, ce qu’ils pensent. Pourtant, je vis à côté d’eux. Ce ne sont pas des triomphants. La barrière est faite de mots et de façons d’être. Ils portent autour du cou la croix du Christ ; ça leur va bien, surtout à ces filles en robe plissée et aux escarpins de pacotille.
Barrière de classe, de préjugés, solidement établie au fond de nous. Le passage ne peut se faire que travesti. Les seules fois, d’ailleurs, où j’ai crû franchir ce mur invisible, je l’ai fait masqué. Un masque qui me donnait une autre apparence, un autre nom, une autre façon de sentir et d’être. C’est un peu comme ça que je le vivais.
Avec aussi la peur d’être découvert, que mon aspect me trahisse, qu’on découvre qui je suis à cause de ce que je porte sur le visage, ces cheveux un peu trop bouclés et trop bruns, ce nez que je sais trop long et fort qui m’a fait souffrir très longtemps ; oui, surtout ce nez et l’allure générale de mon visage que ma sœur Jeanne trouve trop sémite et qu’elle oppose, parfois, à la goïté de celui de mon frère Paul.
Souffrance d’un jeune juif adolescent qui ne croit pas en Dieu et qui ne trouve nulle part où se retrouver au milieu de semblables. Sentiments d’exclusion, d’impuissance, d’injustice ; sentiment aussi d’être au dessus de la mêlée, de n’appartenir à aucun groupe, aucun clan, aucune classe, d’être seul, élu de soi, de détenir une parcelle d’inouï.
Un bal masqué, quelque part au-dessus du tournant Rovigo, ou du côté des Trois Canons. Je ne me souviens plus très bien. Ce devait être période de mardi gras. Je ne sais pas comment j’y suis arrivé mais je me revois avec un vague costume de Boyard, une toque de fourrure et un loup qui laisse un peu dépasser la pointe de mon nez, malgré tous mes efforts pour le coincer sous la prééminence nasale de satin noir, faite sans doute pour un format de goy courant.
J’ai le souvenir d’une soirée de rêve où j’évoluais avec grâce et distinction, avec l’aisance d’un corps jeune et musclé, avec un visage dont je cherchais à retrouver dans la glace la beauté fugace de deux yeux verts et de boucles dorées par le soleil.
Mon triomphe a été tel que je me retrouvais à l’extérieur avec une jeune adolescente que je raccompagnais chez elle. Je crois avoir effleuré ses lèvres et être reparti joyeux, dévalant la pente qui me menait chez moi. Pendant quelques heures, j’avais été un d’entre eux, ou, plutôt, j’avais pu paraître tel que j’étais grâce à un déguisement et l’anonymat d’un nom d’emprunt.
Pierre Aïach
Commentaires
Bravo et merci à Morial qui m'a fait vous découvrir
je serais heureux de vous lire encore ou de vous rencontrer.
Hubert Habib (Constantine) le décor est différent mais l'histoire est la même.
Cordial chalom. 0614208072
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