Extrait de "Les Jours redoutables", éditions Denoël, 2010
Quelquefois, sur un coup de tête, je me rends au cimetière de Nétanya où repose mon père.
Après la traversée d’une zone industrielle déglinguée et d’une banlieue déprimante à force de se vouloir pimpante, un dernier virage avant la "Maison des vivants", l’euphémisme qui désigne le séjour des morts, un parfum entêtant d’eucalyptus et d’orangers me saisit.
Une courte prière, un caillou déposé comme le veut la tradition, un peu d’eau sur la tombe tombale pour laver la poussière et le sable accumulés, et je m’en repars, après un coup d’œil aux tombes surréalistes des Géorgiens.
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Sur celle-ci se dresse un puits de pétrole ; sur cette autre, une moto pétarade pour l’éternité. Je ne suis ni plus serein ni plus content de moi. Un simple rendez-vous pour lui dire : "Tu vois, je ne t’oublie pas."
Un jour, j’y déposai un galet trouvé dans les vignes de Tain-l’Hermitage pour mieux lui rappeler cette France qu’il a servie et aimée, bien qu’il n’eût pas de grande appétence pour ses vins mais pour ses fromages. (Plus tard, j’y déposerai une pierre du Rhummel rapportée de Constantine par mon ami Salah Guemriche.)
Depuis, au long des mois, le cimetière s’est étendu ; guère plus de vergers d’orangers, encore quelques eucalyptus, et une marée d’immeubles neufs qui rongent les dunes et encerclent les tombes. Les immigrants francophones achètent à tour de bras ces appartements de front de mer. Et ce cimetière les accueillera, le jour venu, à en juger par les épitaphes en français qui prolifèrent.*
Tropisme des cimetières ? Une autre tombe me rattache à cette terre. Celle de mon aïeul, Sidi Éliahou « Bahi » Allouche. Figure légendaire de notre famille – voire de notre dynastie, ai-je envie d’écrire, qu’on m’excuse du peu – dont les descendants s’enorgueillissent avec un rien de suffisance et beaucoup de conscience de soi d’être "issus des reins" de celui que nous nommons "Ba Zézé" et dont mon père portait le nom et le surnom.
Après tout, il n’est pas donné au commun des mortels d’avoir un ancêtre auteur d’un livre publié, de surcroît, à Jérusalem. Ce livre, Erets Tov-Erets Tsvi, "le Pays magnifique", ses descendants l’ont réédité, mais il sortit, pour la première fois, en 1892 des presses de l’imprimerie Zuckermann.
Sidi Bahi, ancien sage de Constantine, président du tribunal rabbinique de la ville, dont nous conservons encore l’auguste photographie en grand habit turco-arabe auquel il n’avait pas renoncé malgré les remontrances des rabbins venus de France pour civiliser un peu les mœurs indigènes, un livre à la main (l’un des siens, peut-être, car il en avait publié d’autres : des rituels toujours en usage dans nos synagogues), une bague au chaton noir ornant de manière assez aristocratique son auriculaire, la barbe broussailleuse, l’œil sombre et lointain, le turban impeccablement noué, le burnous blanc lui donnant des airs de bey.
Cette photo, dit-on, aurait été prise par La Dépêche de Constantine à Marseille, à la veille de son départ pour la Terre sainte. Guère de foyer de la parentèle qui ne le détienne pas.
Longtemps, ses descendants et moi-même, membre de la cinquième génération, avons cherché sa tombe à Jérusalem où il s’est éteint en 1892, à peu de temps de son arrivée, après avoir étudié à la yéchiva de cabbalistes Knesset Israël fondée au XVIIIe siècle par le saint rabbin Haïm Benattar.
Les uns après les autres, nous avons arpenté la partie ancienne du mont des Oliviers, en contrebas de la route de Jéricho, sur le versant qui s’incline en pente douce vers la vallée du Kidron (le « Cédron » des Évangiles) et face à la muraille orientale de la vieille ville. Mais en vain.
Et puis, fût-on sceptique invétéré, un petit miracle se produisit un jour. L’un de nos cousins de Tibériade, plus coriace que nous qui avions pourtant interrogé à satiété la pieuse confrérie séfarade de Jérusalem dont la charge est de veiller aux soins funéraires, s’acharna à fouiller dans ses anciens registres. Il était sur le point de désespérer en quittant la resserre poussiéreuse où étaient conservées les annales mortuaires, quand un vieil ouvrage intitulé Helkat haméhokek ("la Parcelle du graveur de pierre") tomba d’une étagère, une page s’en détacha. Et là, il n’en crut pas ses yeux : y étaient reproduites, noir sur blanc, les épitaphes de nos deux aïeux, Sidi « Bahi » et celle de son épouse, Sarah [Assouline], et même l’emplacement précis de leurs sépultures.
Or cet ouvrage consigne jusqu’en 1948 le plan et les épitaphes du vieux cimetière séfarade, avant que la guerre n’éclate et ne sépare jusqu’en 1967 la vieille ville de la partie occidentale demeurée aux mains d’Israël.
Muni d’une reproduction de cette page, nous allâmes, mon cousin Michel et ses enfants, arpenter le cimetière. Le plan indiquait : rangée 1, tombes 4 et 5, avec ces lignes : "Sépulture de la femme âgée Sarah, [épouse] du rabbin Éliahou Allouche, que son souvenir soit béni, décédée le 17 Elloul 5652" et "Ici repose le sage éminent Rabbi Éliahou Allouche, alias Bahi, décédé le 18 Av 5652". Ils sont décédés, respectivement, le 11 août 1892 et le 9 septembre 1892, l’épouse suivant son époux, trente jours exactement après sa disparition, au bout donc des trente jours du "deuxième deuil".
Nous aidant des autres indications de cette page où figuraient des noms tels que Halévy, Zmiro, Béjayo, Sarfati..., nous repérâmes, tant bien que mal, la parcelle où ils étaient censés avoir été inhumés.
Mais guère de pierres tombales.
Si nos calculs d’arpenteurs étaient bons, ils avaient dû être ensevelis le long de l’ancien mur de clôture du cimetière, depuis longtemps effondré puis reconstruit. Ou alors reposaient-ils sous le remblai de la route asphaltée. Nous n’osions imaginer que leurs sépultures avaient été vandalisées, comme ce fut le cas de bien d’autres. Tout juste espérions-nous que l’usure du temps avait fait son œuvre. Et puis, qu’importe : nous étions sûrs qu’ils reposaient là, sous la poussière sous laquelle ils avaient aspiré à dormir de leur juste sommeil pour l’éternité et qu’ils seraient parmi les premiers à se réveiller au jour de la Résurrection des morts, qui se déroulera à cet endroit précis, comme le veut la tradition talmudique. Non loin de celui qui avait été le maître spirituel de mon aïeul, Rabbi Haïm Benattar, dont le tombeau demeure encore l’objet de fervents pèlerinages. Et nous nous consolâmes à la pensée que, à l’instar de Moïse, "nul ne connaît sa sépulture, jusqu’à ces jours-ci".
Nous prononçâmes une prière et invoquâmes la protection de nos aïeux pour nous, nos enfants, et pour ceux qui seraient encore "issus de nos reins" aux temps futurs.
J’y retournai plus d’une fois avec l’espoir toujours démenti de les retrouver.
Un jour, deux gamins palestiniens m’interpellèrent :
"Qu’est-ce que tu cherches ?"
"La tombe de mes ancêtres."
" Ils sont morts quand ?"
"En 1892"
Ils me firent des yeux ronds.
"C’est impossible. Les Juifs sont enterrés ici depuis moins longtemps que ça !"
Pas peu fier, je l’avoue, de leur fournir quelques brevets d’ancienneté ici, même posthume, je leur expliquai en quelques mots toute l’histoire. Et leur glissai quelques pièces pour ne pas désarmer leur bonne volonté apparente d’aider les visiteurs.
"Eh oui, mes ancêtres, aussi, sont enterrés ici", leur lâchai-je.
Me crurent-ils ou non, je ne sais. Tant pis. Inutile de s’étendre à l’infini sur ces racines funéraires qui font la matière contemporaine, irréductible et sans doute futile, des conflits et des rivalités entre vivants.
Mais, voilà, mes ancêtres aussi reposent à Jérusalem.
JEAN-LUC ALLOUCHE,
Ecrivain, journaliste, traducteur de l’hébreu.
(Extrait de Les Jours redoutables, éditions Denoël, 2010).
Epilogue : Mobilisés sur tous les continents, les descendants de Sidi Bahi Elyahou Allouche (quelques centaines) ont fini par à retrouver l’emplacement des tombes, les ont restaurées en 2014 et ont réédité en hébreu et en français l’ouvrage de leur ancêtre, Erets Tov-Erets Tsvi.
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