Cet ouvrage broché est paru le 20 mai 2007 aux "Presses du Midi".
EXTRAIT
Au cours de nos éternels voyages au pays du bonheur, nous endossions nos habits de lumière et nous débarrassions de nos manteaux de pluie.
Nos visages s'empourpraient de rires et délaissaient le rictus déposé par le froid sur nos mines gelées. Alors, pour une après-midi de nostalgie, la maison s'éclairait de souvenirs arrachés à la tourmente et, par la magie des mots, renaissaient la ville blanche, ses jardins, ses arcades, ses hommes et ses femmes, ardentes braises d'une France de méditerranée, entretenues par le souffle puissant du sirocco, bouffée de chaleur qui nous brûlait, jadis, la gorge et les yeux, vent de folie d'aujourd'hui que l'exil parait de toutes les vertus.
Solitaires parmi la multitude, nous convenions de ne pas nous laisser distraire par l'environnement de grisaille qui collait aux murs de la triste cité, tu parlais d'un pays que je connaissais mais qui avait laissé, à mes lèvres avides, un goût de trop peu.
Je buvais, alors tes paroles et recevais la plus belle leçon de géographie, d'histoire et de sociologie sur la terre d'ALGERIE, ta terre d'ALGERIE, ma terre d'ALGERIE. La plus belle parce que la plus nostalgique, la plus empreinte de cette trace indélébile qu'anime l'amour désintéressé, la plus désespérée aussi.
En perdant ton pays, tu avais perdu les petites choses de ta vie, insignifiantes pour le commun des mortels mais pas pour une exilée involontaire, pas pour son petit peuple pied-noir et ses petites joies, ses petits malheurs et ses petites espérances.
Te recueillir sur la tombe de ton époux, de tes parents, de ta famille, t'asseoir au jardin de ta jeunesse, sillonner tes ruelles les yeux fermés, te sentir chez toi partout dans cette ville immaculée, rencontrer tes amitiés au détour du hasard, t'inviter sans façon chez une voisine pour "taper" le kawa, humer tes odeurs familières, reconnaître les bruits de ta rue, mille détails qui favorisaient une vie plus belle, pauvre mais belle comme le mois de mai de ton pays.
Tous ces petits bonheurs, arrachés par l'exode, adoucissaient ton existence et le déracinement n'en fut que plus douloureux.
Ces sonates d'hiver que tu jouais sur le piano de ma nostalgie, je les entends lorsque la solitude frappe à ma porte. Telle une musique qui envahit l'auditorium en isolant du reste du monde, tel le chant lancinant de la mer qui berce le navigateur solitaire, tes récits d'un autre temps occultent mon environnement familier et me parlent d'une époque que je ne veux pas oublier.
Pourtant, ALGER se meurt dans les mémoires. Les convois funèbres emportent les vestiges du temps passé. Les anciens nous laissent l'héritage défiguré d'une époque où rien n'était pareil. Les rapports entre les gens, la richesse du coeur, le sens du tragique et celui du comique, le respect des femmes et des choses, l'amour du pays et du drapeau, la fidélité aux amitiés d'enfance et le sens de la famille.
ALGER se meurt et se dilue comme la poignée de farine que tu déversais dans l'huile de la fête, ma mère juive d'ALGERIE.
Par un effort de mémorisation inhumain, je conserve les images et les mots. Les visages, même. Derrière moi, à côté de moi défile le cortège des mélancolies. Au-delà, le voile pudique de la nostalgie a tamisé le chagrin, ouvrant la voie de l'oubli à la majorité. La fatalité orientale en couverture.
Il est aisé de claironner :"S'il n'en reste qu'un........". Mais lorsque la volonté de ne pas oublier s'adjoint la complicité de la nostalgie, le rempart devient, alors, inexpugnable. Tout ramène à l'amour. Peut importe d'être le dernier, l'ultime recours, seul contre tous à maintenir le cap, raillé par les sots ou plaint par les ignorants. Choisir de demeurer fidèle à ce que je suis.
Pour moi. Pour mes aïeux. Pour rendre hommage aux nombreux convois qui endeuillèrent mon pays et couchèrent tant d'hommes et de femmes dans nos cimetières marins. Pour ma terre natale, horizon d'azur cuirassé d'argent, sol généreux pour les manches retroussées, paradis des humbles gens dont je suis, avec fierté.
Comme tu l'étais, ma mère juive d'ALGERIE. Les chats ne font pas des chiens !
Hubert ZAKINE