Ecrire l'Algérie. Par Jacqueline Sudaka Benazeraf
Quelle Algérie ? L’Algérie, le pays de là-bas, au-delà de la Méditerranée,sur l’autre bord, dont les villes de mer, Alger, Oran tournaient résolumentle dos à l’Afrique, fronton orienté délibérément vers le France.
Car l’Algérie c’était la France, département français, villes françaises.C’était la propriété de la France payée de la conquête puis de lacolonisation.
Pour les Juifs d’Algérie, ce fut surtout la trouble identité française, donnée par Crémieux, échangeant leur culture contre l’universalité émancipatrice des droits de l’homme, puis retirée par Vichy et ses lois d’exclusion raciale, rendue en 1943…
Puis ce fut le grand départ, celui de 1962.
D’un coup, d’un seul, l’Algérie devenait une terre, un sol du passé, puis unpays, abandonné sans retour. On y laissait ses morts, son enfance, sa vie. Page tournée, page arrachée, histoire sans suite comme celle despeuples sans mémoire, valise vide, retour sans bagages.
Algérie d’amnésie, qui désagrège toute possibilité de généalogie, qui réprime et refoule ou libère le désir de retrouver une trame, des traces après une génération de silence, celui de nos parents que le gouvernement français appelait avec légèreté « les rapatriés » comme si la France avait jamais été une patrie pour eux.
L’Algérie. Quelle Algérie quand « notre seule langue était le français et que cette langue n’était pas la « nôtre » (Derrida), que notre identité s’était construite par la perte de la langue de nos pères, l’arabe, le judéo-arabe, le judéo-espagnol, l’hébreu, que nous avions nourris culturellement d’un mythique « là-bas », la France, pays de la distinction, de l’élégance, des voyelles fermées, de la langue littéraire ? A l’école, nous étudions l’histoirede France. Guère de mots sur l’Algérie. Nous racontions, les yeux fermés,la Bretagne ou la Loire, l’herbe verte des Alpes et les rues parisiennes.
Nous vivions divisés par l’effet de la colonisation, en marge des Arabes etau sein d’une société française qui ne nous intégrait pas. Nous parlions une langue qui évoquait un lieu où nous n’étions pas tandis que notre regard, notre odorat et tous nos sens nous communiquaient d’étrangestransports que nous étions inaptes à nommer.
Ecrire l’Algérie pour retrouver une identité qui nous a été dérobée par les détours d’une Histoire qui s’est faite parfois sans nous.
Point de nostalgie, point de retour vers le pays terre à jamais impossible.Moins perpétuer une mémoire que recoller ensemble des fragments d’histoire et de continents, reconstruire avec des images et des mots unlieu d’origine où l’on peut se plaire à faire coexister pacifiquement les ancêtres algériens, berbères ou judéo-espagnols, où une vie juive et chaleureuse en affectivité et intellectuellement active réunissait lesmembres d’une communauté vivante et harmonieuse.
Nous avons pensé que seule l’écriture collective d’un groupe uni par des histoires parallèles et communes, par des affinités de pensée pouvait croiser, échanger des écrits, faire entendre ces divisions, ces déchirures de « sans retour » ou de « pas encore partis » qui constituent la spécificité des Juifs d’Algérie. Ceux-ci ont jusqu’à ce jour par pudeur – semble-t-il –gardé le silence face au désastre de la Shoah.
Comment écrire notre histoire éclatée par une suite de ruptures, sinon par un texte mosaïque, polyphonique, pour dire les interstices d’unediscontinuité, d’un « hier impossible » et d’un « aujourd’hui insaisissable » ?
La polyphonie du texte conjuguera des espaces et des tempshétérogènes qui s’échelonneront entre 1938 et 1962. Les points de vue, sous la poussée de la mémoire, s’arrêteront sur des moments décisifs ou éphémères, sur des actions lacunaires, sur des villes dont les rues est lesespaces raconteront l’Histoire de l’Algérie plus encore que celle des protagonistes.
Nous avons terminé ce recueil par des images fortes, rémanentes quinous parcourent aujourd’hui comme des ondes musicales, des images, des noms, des mots qui forment une ouverture plutôt qu’une conclusion et nous restituent une Algérie poétique où les résonances entre lesdifférentes voix se font entendre.
Le récit collectif vise le « raccommodage » d’un tissu défait. Il cherche par le rassemblement la réparation de « cicatrices » parfois trop vives.
Réparateur devrait être en effet cet ouvrage à la fois affectif et distancié.
Jacqueline Sudaka-Bénazéraf