Par Jean BENGUIGUI
Cette histoire se passe dans la ville de Tétouan au Maroc, entre 1858 et 1863, puis à Oran, en Algérie.
J’ai décidé de raconter dans cette nouvelle, l’histoire imaginée et romancée, mais j’espère la plus proche possible de la réalité, de deux de mes ancêtres. Il s’agit de mes arrières grand-pères maternel et paternel : Abraham Benarroche et Messaoud Benguigui.
Abraham Benarroche et Messaoud Benguigui se connaissaient. Ils se connaissaient bien. Ils étaient amis.
Ils étaient nés, avaient grandi, et avaient travaillé dans leur bonne ville de Tétouan au Maroc , surnommée la Colombe Blanche. Ils étaient tous les deux juifs et leur famille était originaire d’Espagne. Ils avaient peu de différence d’âge et avaient eu leurs premiers enfants, Salomon et Jacob en 1858 et en 1855 à Tétouan. Ils parlaient l’arabe, et surtout le judéo-espagnol, mélange d’hébreu, d’espagnol et d’arabe.
Abraham habitait déjà hors du Mellah, (le quartier juif), mais son magasin y était situé. C’était un riche commerçant, propriétaire de son immeuble ou logeaient sa famille et quelques locataires .La famille Benarroch (ainsi que cela s’écrivait à l’époque) était une des "grandes familles" de Tétouan, et son nom était marqué sur la façade de son bâtiment.
Messaoud était plus modeste. Il était employé dans un magasin et habitait dans le Mellah, dans la même rue que la synagogue à deux maisons de distance.
Abraham était le "moderne" et Messaoud le traditionaliste pieux.
Depuis leur arrivée d’Espagne plus de 300 ans auparavant, le destin des deux familles s’était croisé de nombreuses fois et de nombreux liens de parentés les unissaient. Le grand cimetière juif était déjà plein de tombes portant côte à côte les noms de Benguigui et de Benarroche .
De plus, par leurs femmes, Sultana pour Abraham, et Semha, puis à sa mort, Clara, pour Messaoud, ils étaient liés à la très noble famille des Garzon. Cette famille , dont le nom vient du fils de Moise, Guershom, avait été anoblie en 1750 par le roi Ferdinand VI, souverain d’une période de décadence, et des armoiries avaient été attribuées à Josefa Esquerda Garzon et à Don Andres Garzon del Castillo, vecino de Linares (province de Jaen, en Andalousie) avec le privilège de "Hidalguia" ( noblesse ) .
Garzon en espagnol veut dire tout simplement Garçon en français. D’ailleurs, plus tard, de nombreuses familles Garzon prendront le nom de Garçon avec la nationalité française. Mais, par une curieuse association "garza" veut dire "héron". C’est pourquoi le héron figure sur les armoiries des Garzon et en est le symbole.
L’intitulé exact des armoiries est : "En campo de azur, una garza de plata y bordera componada de ocho piezas, cuatro de plata con una estrella de guies, y cuatro de guies con un aspa de oro" , ce qui se traduit par "En un champs d’azur , un héron d’argent avec une bordure composée de huit pièces, quatre d’argent avec une étoile de gueules (couleur rouge en héraldique), et quatre de gueules avec une croix de saint André en or".
La vie à Tétouan avait été rythmée pour les deux familles par des hauts et des bas, au gré des événements politiques.
Ainsi, en 1665, des raids de rebelles rifains avaient détruit la synagogue, mais plus tard, la communauté juive avait à nouveau prospéré, et en 1727, on comptait sept synagogues.
De nouvelles persécutions, dues à un conflit entre le Sultan et le potentat local avaient fait des dégâts en 1790.
En 1807, les juifs furent regroupés dans la Judéria, ou Mellah. Il s’agissait, au départ, d’une mesure de protection du Sultan vis-à-vis des voisins musulmans hostiles.
Mais à nouveau, quelques familles étaient peu à peu sorties du quartier.
Tétouan faisait partie des régions soumises au sultan, juifs du "Bled el Maghzen" (par opposition aux juifs du "Bled es Siba", régions indépendantes). En principe ils étaient donc moins malheureux car directement sous la protection du sultan (et non d’un seigneur musulman local qui les attache à la glèbe, sans sécurité pour leur personne ni pour leurs biens).
Les juifs du "Bled el Maghzen" étaient protégés par les puissances européennes et soutenus par le sultan qui voyait en eux un élément nécessaire à la prospérité commerciale de son empire.
En fait la protection du pouvoir central était le plus souvent illusoire. Les meurtres et les brigandages des tribus les plus anarchiques permettaient les plus cruels excès, généralement impunis.
Que font Abraham et Messaoud ? L’un des métiers autorisé aux juifs (orfèvre, cordonnier, artisan du fer ou du cuivre, changeur, domestique, usurier, commerçant), tous métiers obligatoire, car pour les musulmans, les juifs ne sont pas des hommes.
Ils font donc du commerce. Abraham a sa propre boutique et Messaoud travaille comme employé.
Le mellah est très animé. On a là des sortes de boutiques qu’en Europe on appellerait cagibi, ou les vendeurs assis par terre attendent le passant.
Cependant, certains juifs donnent à leurs misérable boutique un aspect européen avec une porte à deux battants et un petit comptoir, mais la plupart, comme toutes celles des arabes conservent l’aspect d’une cage à laquelle on accède par une espèce de fenêtre qui se ferme par deux planches , l’une qui descend et l’autre qui constitue un auvent pour protéger l’acheteur qui reste toujours dehors .
En 1858, la situation n’était pas très bonne. L’hostilité montait graduellement entre le Maroc et L’Espagne.
Finalement, la guerre éclata en 1860 et les armées marocaines de l’empire chérifien furent rapidement balayées par les espagnols. Entre temps, le Mellah fut à nouveau pillé par les montagnards rifains avec le cortège de meurtres et d’exactions malheureusement habituel, juste avant l’arrivée des espagnols, les juifs étant accusés d’être pro espagnol.
La situation d’Abraham et Messaoud, et de leur famille était donc devenue catastrophique.
Ils savaient que les espagnols ne resteraient pas éternellement, et que les protections européennes seraient aléatoires.
L’Algérie, conquise une trentaine d’année plus tôt par la France, avait été peu à peu, pacifiée, et les français encourageaient son peuplement par des émigrants non indigènes.
L’immigration des juifs de Tétouan vers Oran avait commencé dès la conquête, encouragée par l’expansion économique du port et de la région. Près de 4000 juifs s’étaient réfugiés à Gibraltar, colonie anglaise, ou ils apprirent le saccage de la Juderia.
Le gouvernement de Gibraltar, en accord avec les autorités françaises, organisa alors l’immigration vers Oran. Un service régulier de bateau avait aussi été établit entre Tanger et Oran.
La crise passée, la réussite économique et le climat de liberté que représente pour eux la France les retiendront en Oranie.
Le gouvernement français décida que tous les juifs du Maroc et donc Tétouanais qui voudraient venir maintenant ou plus tard en Algérie pour fuir la persécution, obtiendraient des passeports gratuits.
Les uns se fixèrent donc à Tanger, d’autres à Gibraltar, mais le principal pôle d’attraction fut Oran.
Abraham donna le signal du départ avec sa femme et son fils. Il fut rapidement suivi par Messaoud, sa première femme et son fils Jacob.
Ils ne se doutaient pas des transformations fondamentales que ce départ allait entrainer.
Les Tétouanais constituèrent à Oran une communauté très séparée des juifs autochtones.
Ces derniers, sujets français depuis 1830, traversaient une période de francisation et se sentaient menacés par ces juifs étrangers, plus proches des français qu’eux-mêmes par leur langue, leurs mœurs et leur dynamisme économique. Ils parlaient le judéo-arabe alors que les Tétouanais parlaient le "Haketya" mélange d’espagnol de 1492, arabisé puis recastillanisé au début du 19e siècle.
Le fossé est si profond qu’ils ont chacun leurs synagogues et que les rabbins tétouanais refusent les autorisations de mariage entre les deux groupes, car les Tétouanais ne connaissent pas la répudiation et chez eux la fidélité conjugale est de rigueur. Piété filiale et bienfaisance contribuent à bâtir une réputation de moralité aux juifs tétouanais. Les juifs anciennement installés sont très irrités par leur réussite économique et les traitent de parvenus et d’accapareurs, d’autant que ces juifs "espagnols" s’appuient sur les quelques juifs venus de France qui les considèrent comme plus modernes. Ces différences disparaitront devant les attaques antisémites virulentes après le décret Crémieux.
Car la France leur promettait un avantage inouï, qu’aucun autre pays du monde ne leur avait proposé jusqu’alors, la nationalité pleine et entière, comme elle l’avait fait en 1792 pour les juifs de France.
Dans un premier temps, un sénatus-consulte (latin pour "décret du sénat"), du 14 juillet 1865 avait accordé aux indigènes israélites et musulmans d’Algérie un statut de Français de seconde zone : bénéfice d’un statut personnel conforme à leur religion, accès limité aux emplois civils, pas de droits politiques. Mais ils pouvaient obtenir la citoyenneté totale en renonçant à leur statut personnel.
Déjà en 1860, à l’occasion de son premier voyage en Algérie, Napoléon III reçut une pétition par laquelle les israélites exprimaient leur désir "d’embrasser la loi civile française et d’entrer dans la grande famille de la France". Le 27 mai 1865 l’empereur déclarait : "bientôt les israélites algériens seront français".
Cette promesse aboutit au sénatus-consulte de 1865 qui accordait seulement la naturalisation individuelle et non collective comme les réformistes l’espéraient. Cette déception précipita l’échec total de la réforme. Les familles dont seulement certains membres se faisaient naturaliser, se trouvaient scindées. Pour les contrats de mariage et les successions par exemple, l’imprécision de la situation juridique des juifs devenait la source d’interminables conflits, chacun croyant être dans son bon droit.
L’état civil lui-même devenait incompréhensible. Ainsi, dans la même famille, entre frère et sœur, il y avait des Bennarroche, Bennarous, bennarock ou même Haroche ou Harrock.
Adolphe Crémieux, fils d’un juif du pape, né à Nîmes, consacra toute sa vie à la défense des opprimés et en particulier des juifs ou qu’ils soient. En 1824, à 28 ans, il occupe la première place au barreau de Nîmes. En 1828, il est nommé membre laïque du Collège des notables israélites de la circonscription de Marseille.
En 1840, avec son confrère anglais Sir Moses Montefiore, il défend les juifs damascènes accusés du meurtre rituel du père Thomas.
Il est élu député de Chinon de 1842 à 1848. En 1843 il est nommé président du consistoire israélite de France.
Fervent républicain, devenu en 1864 président de l’Alliance Israélite Universelle, il agit en faveur des juifs de Roumanie, de Serbie, des Balkans, de Russie, du Maroc et de Tunisie.
Ces combats ne l’empêche pas d’intervenir pour la liberté des noirs et mulâtres des colonies françaises (déjà libérés par la première république puis resoumis par la Monarchie et l’Empire), ni en 1867 de lancer un appel aux israélites du monde entier à venir en aide aux "frères" chrétiens maronites du Liban.
En 1848 il devient une première fois ministre de la Justice du gouvernement provisoire de la deuxième République, puis représentant du peuple aux assemblées Constituantes et Législatives de 1848-1849.
Il est élu député de la Drôme au corps législatif, en 1869-1870.
Emile Ollivier, ministre de la justice, fut convaincu de la nécessité d’une réforme ; Le 8 mars 1870, il transmit au Conseil d’Etat un projet de loi prévoyant la naturalisation collective des israélites. Le 19 juillet 1870, Adolphe Crémieux portait l’affaire devant le Corps législatif.
La guerre, la chute du Ministère puis du Régime, la proclamation de la troisième République apportèrent à la conclusion de cette affaire un accent tragique. Il devint membre du gouvernement de la Défense Nationale du 4 septembre 1870 au 17 février 1871, comme Ministre de la Justice.
Suivant la décision du Gouvernement, pour échapper à l’encerclement de Paris, Crémieux gagna Tours le 12 septembre.
Six décrets réglementant la vie en Algérie furent alors pris, alors que la situation militaire était désastreuse, que Paris était assiégé par deux armées allemandes, et que la légitimité du gouvernement n’était assise sur aucune élection. (Ce qui lui fut ensuite vivement reproché).
Ces décrets comprenaient le décret mettant fin à l’administration militaire de l’Algérie, et celui interdisant la polygamie en Algérie, mais le plus fameux est le décret n°136 accordant la citoyenneté française aux 37000 juifs d’Algérie leur permettant de s’extirper du statut islamique de dhimmi.
En voici le texte :
"Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel sont, à compter de la promulgation du
présent décret, réglés par la loi française. Toutes dispositions législatives, décrets, règlements ou ordonnances contraires sont abolies".
Fait à Tours le 24 octobre 1870
Signé : A. Crémieux ; L. Gambetta ; A. Glais-Bizoin ; L. Fourrichon
Crémieux réalisait ce qu’il réclamait depuis 27 ans pour ses "chers israélites algériens"
Le gouvernement de Défense Nationale réussi à abattre les tentatives de révolte musulmanes suite à la défaite mais Crémieux fut la cible des antisémites qui lui donnèrent le sobriquet de "Père des Juifs" et l’accusèrent" d’avoir transformé la France en nouvelle Jérusalem".
Le débat vint devant le Parlement et le 21 juillet 1871, Lambrecht, ministre de l’Intérieur, présenta un projet de loi ayant pour objet d’abroger le décret du 24 octobre.
Crémieux défendit son œuvre avec éloquence et chaleur. Il mena chez Thiers une délégation des rabbins d’Alger, Oran et Constantine et eut maintes entrevues avec les députés influents.
Il réussit à convaincre l’Amiral de Gueydon, gouverneur général civil de l’Algérie. La conciliation se fit sur un nouveau décret interprétatif le 7 octobre 1871.
Il définissait les catégories d’israélites pouvant prétendre à la qualité d’indigènes. Il leur fallait soit être nés en Algérie avant la conquête (1830), soit nés, depuis la conquête de parents établis en Algérie au moment ou l’occupation militaire fit de la terre d’Afrique un sol français.
Abraham et Messaoud ne remplissaient pas ces conditions. Leurs fils Salomon et Jacob ne les remplissaient que partiellement mais pouvaient demander une adhésion individuelle.
Pourtant, il ne faut pas croire qu’ils acceptèrent immédiatement.
En face de l’immense avantage de faire partie intégrante par l’acquisition de cette citoyenneté d’un des plus puissant pays de la terre et de ne plus porter sur leurs papiers la marque infamante d’apatride, il y avait l’obligation d’abandonner une partie importante de leurs coutumes et traditions devenues au fil des siècles partie intégrante de leurs vies. Il faudrait, par exemple, faire un service militaire au cours duquel ils seraient plongés dans un monde non-juif (et souvent anti-juif) et ainsi travailler le samedi et manger non casher.
Il faudrait surtout avoir la volonté de s’intégrer, par le sacrifice d’une foule de détails vestimentaires et comportementaux, en préservant l’essentiel religieux.
En bref, comme l’avait déjà fait nombre de juifs français, qui les y encourageait ; il faudrait devenir des "Israélites Français" et non plus des "Juifs" terme devenu presque une insulte.
Abraham et Messaoud étaient déjà trop âgés pour partir au service : ils ne deviendront jamais français.
Ce sont leurs enfants, Salomon Benarroche et Jacob Benguigui qui le deviendront, le premier le 19 novembre 1889, à 31 ans (donc ayant dépassé l’âge du service militaire) après une demande individuelle conformément au sénatus-consulte du 14 juillet 1865.
Un décret de ce jour naturalisa Salomon et sa femme Luna, ainsi que ses trois premiers enfants, Abraham, Messaoud et Moise.
Jacob Benguigui fut naturalisé quelques années plus tard avec plus d’hésitation et sous la pression amicale de Salomon
Il est très probable que Salomon et Jacob se sont volontairement vieillis lors de leurs déclarations d’état civil à Oran pour éviter de partir au service militaire.
Curieusement, le fait qu’ils soient devenus français, non pas par la naturalisation collective du Décret Crémieux mais par une demande de naturalisation individuelle conforme au sénatus-consulte protègera la famille pendant la période vichyste ou le Décret Crémieux fut annulé.
Ainsi, le Décret Crémieux corrigé par l’Amendement Lambrecht, produisit, même pour ceux qui ne pouvaient s’en prévaloir un puissant effet d’entrainement. En un temps très court, tous les juifs qui n’y entraient pas demandèrent à en bénéficier comme les autres .Car pour la première fois, un éloignement de la communauté ne voulait pas dire un abandon de la religion. Le conseil des pères "Ne te sépare pas de la communauté" pendant la période musulmane, était sans objet : on n’en pouvait sortir que par effraction, en se convertissant à l’Islam. Très loin du Mellah ou du quartier juif brillent les séductions de ce nouveau monde
Il devient possible d’en sortir sans cesser d’être juif et sans risquer la bastonnade.
Vers 1860, l’Algérie était pratiquement pacifiée. Après une conquête très dure, les forces arabes avaient été balayées et Abd el-Kader vaincu et fait prisonnier. Il ne restait que quelques territoires isolés de Kabylie incontrôlés. Les frontières avec le Maroc avaient étés négociées et définitivement fixées en accord avec le Sultan du Maroc.
Les différents gouvernements français qui s’étaient succédés depuis la conquête c'est-à-dire le roi Charles X, le roi Louis-Philippe, la seconde république puis le second empire, avaient rapidement annexé le territoire mais avaient hésité avant de se lancer dans une colonisation de peuplement. Les premiers colons avaient été des militaires, puis des exilés et des opposants aux différents régimes.
Mais le véritable coup d’envoi de la colonisation de peuplement sera donné par la troisième république à partir de 1871, sous l’impulsion de Jules Ferry, malgré l’opposition de Georges Clémenceau.
Pendant ce temps, Abraham aura deux filles, Rawena et Robida ; Messaoud également, avec la sœur de sa première femme (Clara), à savoir Luna née le 5 décembre 1863 et Horabuena le 5 mars 1870, toutes les deux à Oran. Ces deux filles deviendront successivement les épouses de Salomon Benarroche.
Il eu entre temps (le 21 aout 1867) une autre fille, Rachel qui fondera une autre branche de la famille en se mariant avec un certain Chalom Benarroche (Appelé aussi Ben Arouch), né à Tétouan en 1862 et qui devait avoir une parenté plus ancienne avec Abraham.
Abraham et Messaoud vécurent donc un temps assez court à Oran, probablement entre 1860 et 1880, pourtant suffisamment longtemps pour que Messaoud accepte de donner sa première fille en mariage, sûrement avec joie (car il s’agissait de rentrer dans une "grande famille") au fils ainé d’Abraham qui accepta.
Abraham et Messaoud atterrirent dans le quartier juif d’Oran (en Algérie, il n’existait ni Mellah comme au Maroc, ni Hara comme en Tunisie). Ce quartier était groupé autour de la rue de la Révolution, et de la rue d’Austerlitz, rue de Wagram, etc. Avec un centre appelé populairement Rue des Juifs. Il n’y avait aucune solution de continuité avec le reste de la ville, mais la "rue des juifs" donnait une version à peine améliorée du spectacle des mellah marocains.
Ils firent ce qu’ils avaient toujours fait, du commerce.
La conquête française amenait de grands changements : La paix, la fin de l’asservissement et de l’arbitraire, les cours de justice, le développement de l’instruction et un statut politique nouveau.
La situation du Juif se normalisait. Il n’était plus un être d’exception mais devenait l’égal des autres. Commerçant, il entrait concurrence avec les grandes maisons européennes.
Cette petite révolution se doublait d’une plus grande. Les femmes juives se mettent à travailler. Le temps de la semi-claustration est révolu.
Les juifs commencèrent à exercer leurs métiers traditionnels : tailleur, orfèvre, artisan du cuivre, usurier, mais Abraham et Messaoud virent que certains s’orientaient sur des métiers plus rentables comme marchand de tissus indigènes ou de denrées coloniales, pour évoluer rapidement avec les européens vers le commerce de tissus ou de produits alimentaires conformément au désir et au goût de ces derniers. Ils firent de même.
Les enfants de ces arrivants n’aspireront qu’à sortir de ces quartiers. Dès que l’infortune sera moins grande, dès que les rudiments de la langue et de la manière d’être française seront acquis, ce sera le grand effort pour s’arracher définitivement à cette glu.
Pendant que leurs parents commençaient à gagner durement leur nouvelle vie, Salomon et Jacob rentraient à l’école française. Jusqu’alors, les rabbins avaient le monopole de l’enseignement .mais le 9 novembre 1845 par l’ordonnance de Saint-Cloud, l’enseignement (y compris religieux) fut pris en charge par l’Etat. En contrepartie de certains avantages, les rabbins s’engagèrent à ne recevoir dans leurs écoles aucun élève qui ne justifiait pas de son assiduité à l’école française.
A partir de 1870, les juifs citoyens français furent scolarisés dans les écoles laïques de l’Etat.
Contrairement au musulman pour qui le monde nouveau s’identifiait au vainqueur haï, le Juif ne marchanda pas son adhésion. Le passage se fit sans crise personnelle, ni surtout crise entre les générations. Grace au génie médiatique de la culture française, la contradiction Orient-Occident fut réduite à sa plus simple expression. Le grand père admirait son petit fils qui déjà respirait un autre univers. Un corps admirable d’éducateurs français facilita cette métamorphose en veillant à la fusion des communautés et au traitement égal de tous les élèves chrétiens, musulmans et juifs sans discrimination raciale ou communautaire.
Il est remarquable qu’aucune opposition ne se soit montrée contre la scolarisation des filles.
Chez les hommes, l’évolution fut plus rapide. En 1860, un jeune israélite dont le père était illettré en français remporta le premier prix de rhétorique et de vers latins à Oran. En 1860, un nombre croissant de juifs obtiennent leur baccalauréat et s’orientent sans hésitation vers des études supérieures qu’ils vont accomplir en France.
Plusieurs facteurs expliquent que cette société juive, à l’origine si pauvre et si démunie ait fourni un pourcentage d’universitaires le plus haut d’Afrique et l’un des plus élevés d’occident. Les Juifs ont constitué une communauté doublement privilégiée, par les avantages économique de la colonisation, et les avantages culturels apportés par la France.
Le phénomène minoritaire traditionnel joua également. L’enfant juif se savait différent et par conséquent mis en demeure de se distinguer.
Mais sans les méthodes du système pédagogique français, cette promotion culturelle n’eut jamais revêtu son ampleur. En son sein, chacun se trouve à son aise et l’épanouissement est non seulement possible, mais sollicité et aidé par des maitres pour qui l’enseignement ne constituait pas une carrière, mais une vocation.
Il faut ajouter que l’enseignement y est entièrement et réellement gratuit pour tous, de la pouponnière à l’Université.
L’évolution fut totale en Algérie et s’accompagna d’une profonde crise spirituelle. A l’école française, les jeunes juifs apprirent à connaître Rousseau, Voltaire, Victor Hugo qui allumaient des incendies dans leurs esprits et entamaient de nouvelles et interminables disputes avec Moise, Isaïe ou Hillel. Les encyclopédistes avaient de puissants alliés dans toutes les hontes et toutes les plaies des âges révolus.
Un divorce venait de naitre entre l’intelligence et la religion.
L’émancipation s’accompagna d’un puissant mouvement de déjudaïsation et d’assimilation.
Pour la première fois de son histoire, un Juif algérien (comme un Juif français 90 ans auparavant), pouvait, sans cesser d’être juif, naitre, atteindre sa majorité, se marier, divorcer et mourir, selon le Code Civil, sans la nécessité d’un rabbin.
Comme pour les juifs de France, l’attitude de l’Etat fut une démarche autoritaire mais le contexte ethnique, culturel et politique était plus difficile.
Avant la conquête, le judaïsme algérien était aussi éloigné de la France des lumières que l’Islam.
Trois traits le caractérisaient :
- Ordre civilisationnel fondé sur la loi de Dieu et un socle de valeurs, de croyances et de pratiques communes avec l’Islam.
- Ordre institutionnel fondé sur la soumission au souverain musulman et le statut de Dhimmi mais une liberté totale dans la gestion du culte.
- Ordre social et politique fondé sur une organisation clanique privatisée sans espace communautaire public.
La conquête eut d’importantes conséquences. Il s’agissait de soumettre dans un premier temps les populations indigènes, y compris juives. Les représentants traditionnels furent placés sous autorités militaires puis supprimés en 1836. En 1842, les tribunaux rabbiniques sont dissous.
Toutes leurs attributions furent transférées aux tribunaux français qui avaient alors à se prononcer selon le droit français pour le droit commun et selon la loi hébraïque pour le statut personnel.
En 10 ans, touts les institutions corporatives sont, soit placées sous tutelle, soit supprimées et remplacées.
Dès le début, les Juifs de France s’étaient préoccupés du sort des Juifs d’Algérie. En 1833, ils réclamèrent la création d’un consistoire à Alger. Leur ignorance complète fit naitre une sorte d’image romantique d’un peuple "menant encore la vie des anciens patriarches" et l’émotion réelle de voir libérée, par la générosité de la France, une nation opprimée par les Turcs.
Les autorités consistoriales de France envoyèrent en 1842, en accord avec le ministère de la guerre, une mission d’enquête.
Le rapport final, en 1843, signé par Jacques Isaac Altaras, notable Marseillais, et Joseph Cohen, avocat Aixois, tout en méprisant les coutumes locales, refusait de considérer les populations juives algériennes comme inférieures et affirmaient même en elles une grande aptitude à entrer dans la voie de la civilisation. Ils proposèrent donc une série de mesures concrètes pour "élever l’état moral des indigènes".
Contrairement à l’expérience des Juifs de France pendant la Révolution, l’octroi de droits civique ne fut pas la première étape, mais fut précédé par une série de réformes constitutionnelles et la mise en place d’une tutelle solide.
Il s’agissait de reproduire en Algérie les schémas qu’avait connus le judaïsme français durant les périodes révolutionnaires et napoléoniennes.
Le premier objectif était de tracer une frontière étanche entre l’appartenance religieuse et l’appartenance civile, thème classique ou le religieux devait être absolument relégué dans le privé.
La création de consistoires permettaient d’atteindre 2 autres objectifs : soustraire les communautés à l’autorité de rabbins considérés comme ferment du fanatisme et confier la direction à une "élite laïque éclairée", casser la structure clanique en imposant une autorité unique.
La mise en place de consistoires était nécessaire mais non suffisante. La population indigène étant par nature "immature", il convenait de la mettre sous la tutelle de la Métropole.
D’où l’envoi de grands rabbins formés à l’école de Metz, mandatés par le consistoire central et ayant la haute main sur les nouveaux consistoires.
Le 9 novembre 1845, le Roi signait l’ordonnance créant les consistoires d’Alger, Oran et Constantine.
Leur installation entrainait trois grandes nouveautés :
- La notion de culte public dirigé par une instance unique ayant monopole sur les activités religieuses
- Une hiérarchie : chaque communauté jusque là indépendante devait dépendre des institutions nationales du judaïsme français
- Une distinction entre laïcs et ecclésiastiques avec des grands rabbins métropolitains.
Ensuite commença la campagne des Juifs de France qui aboutit à la naturalisation des Juifs d’Algérie par le Décret Crémieux.
Elle ne fut en rien la consécration d’un état de fait (la francisation spontanée des juifs algériens), mais une mesure d’encouragement à entrer dans la normalité française.
La tutelle se fit encore plus forte, car ce qui était acceptable pour des Juifs indigènes ne l’était plus pour des citoyens français.
A Oran, notamment, un affrontement sans merci se produisit entre les grands rabbins métropolitains et le président élu du consistoire (qui le demeurera pendant 40 ans, de 1876 à 1916), Simon Kanouï , dit "le Rothschild d’Oran" .
Les deux grands rabbins (sur quatre) qui réussirent à se maintenir durent modérer les étapes et chercher un consensus , car d’une part la majeure partie des lieux de culte resta pendant cette période des espaces privés sous l’autorité d’un chef de clan ; d’autre part , la persistance de rabbins traditionnels (surtout dans les villages), pour la plupart auto-désignés, à la fois officiants, enseignants, sacrificateurs et quêteurs .
(Il faudra attendre 1909 pour que ces relations s’apaisent par l’arrivée au consistoire d’une génération de "modernistes" et la nomination de grands rabbins d’origine algérienne mais formés au séminaire de Paris . )
Abraham et Messaoud moururent vers 1880 et furent enterrés à Oran, ainsi que leurs femmes.
Ils avaient été les pionniers de cette implantation et s’ils ne devinrent jamais français, ils avaient jeté les racines d’une nouvelle étape dans ce nouveau monde.
Leurs enfants se dispersèrent.
Salomon Benarroche qui avait hérité de son père son coté volontaire et téméraire fut le premier à partir vers 1881 à Perrégaux, commune crée le 29 juillet 1858, puis érigée en plein exercice le 30 septembre 1870. Son fils ainé Abraham (devenu Albert après sa naturalisation) y naquit le 21 mai 1882. Plus tard, le 27 novembre 1911, naquit sa dernière fille, Alice Esther, ma mère.
Il se retrouva dans un tout nouveau village comptant un très petit nombre de juifs, donc assimilé au reste de la population européenne.
Il y acheta les "Arcades", ensemble de magasins et d’appartements construits par un certain Martin Gomez en 1880. Il s’y logea et ouvrit la plus grande épicerie-bazar du village.
Il y fut rejoint vers 1888 ou 1889 par sa belle sœur, Rachel et son mari, Chalom.
Beaucoup plus tard, son descendant, Pierre (devenu Dan) qui ne connaitra ni son arrière grand-père Abraham, ni son grand père maternel, Salomon, (mort de chagrin en 1917 après la mort du premier fils de sa deuxième femme, Isaac, en 1915, dans les tranchées), reproduira ce départ en changeant de pays.
Plus prudent, et après s’être marié avec Rahma (devenue Hermance) Azencot, Jacob Benguigui partit lui vers 1900 pour Mascara, ville ancienne ou vivait déjà une importante communauté juive, et ou naquit son premier enfant Semha (devenue Julie) le 18 mars 1901.
Son troisième enfant, mon père Félix Messaoud (deux prénoms qui veulent dire la même chose : la chance, en Français et en Arabe) naquit le 8 septembre 1904.
Les communes n’étant pas trop éloignées, les liens familiaux subsistèrent. La famille s’étoffa et épousa les joies et les difficultés du XXe siècle.
Mais ceci est une autre histoire.