Témoignage de Nicole Squinazi Teboul
Je suis partie d’Algérie en 1962, à l’âge de deux ans et demi. Les souvenirs de ce temps sont encore imprégnés d’une vie douce au soleil.
Il m’en reste des images, des odeurs, des sensations diffuses. Ainsi qu’une nostalgie puissante, bien plus intense que le jeune âge auquel je suis partie aurait pu le laisser supposer.
J’ai toujours espéré pouvoir retourner un jour en Algérie. Mais ce retour est resté longtemps improbable. Alger et l’Algérie étaient dans mon cœur.
Ils étaient mon exotisme secret et mon aventure. Des noms de lieux m’avaient été transmis, ils étaient reliés au bonheur d’un temps passé et enfui. Ils étaient inscrits en moi dans une géographie singulière et troublante.
Il y avait la rue Charras, la rue Michelet, la rue d’Isly, la rue de La Lyre, la grande Poste, le Jardin d’Essai, le tunnel des facultés.
Il y avait la Madrague, Maison Blanche et Maison Carrée.
Il y avait Miliana, Cherchell et Sidi-Bel-Abbès, Nemours, Mascara, Duperré, Orléansville et Oran.
C’était mon parcours du tendre. Un chemin imaginaire que je parcourais par l’esprit depuis toujours. Il était joyeux et rempli de souvenirs que la guerre et l’exil n’avaient pas pu attrister.
Quarante-quatre années ont passé. Un jour, mon mari et moi avons pu accomplir le rêve ancien du retour. Nous sommes partis pour une croisière pour l’Espagne et pour l’Algérie. Nous étions un peu inquiets, un peu hésitants, alors notre retour s’est fait discret. Seuls nos enfants savaient. Pour tous les autres, nous partions pour l’Espagne.
Nous sommes arrivés un matin de mars, au port d’Alger, après une nuit de tempête. A cette époque de l’année, dans le Golfe du Lion, c’était normal. Pourtant, nous ne fûmes pas loin de penser que les éléments se liguaient contre nous et qu’une épreuve nous était imposée sur ce chemin de retour.
Au lever du jour, la mer Méditerranée s’était calmée. Le ciel était d’un bleu splendide. L’air était doux d’une douceur de printemps. Comme si rien n’avait changé, comme si les souvenirs et l’attente, entraient en résonance avec un réel de splendeur. Notre retour s’en trouva immédiatement apaisé. Nous étions dans un état d’émotion et de bonheur sans nom.
Nous avons circulé dans Alger dans un petit car dont les feux de détresse étaient allumés. De quelle détresse se faisait-il l’écho lumineux et silencieux ? Etait-ce la nôtre ou était-ce celle de nos hôtes ? Une voiture de police nous ouvrait la route et une autre la fermait. La sécurité était maximale. Nous étions émus mais ceux qui nous accueillaient l’étaient aussi. Ils prononçaient de nombreuses paroles de bienvenue. C’était comme une réconciliation dont nous retissions ensemble les fils coupés.
Nous avons déjeuné d’un couscous délicieux dans un restaurant situé sur l’ancien boulevard Baudin, près d’une pâtisserie qui présentait des gâteaux comme des bijoux minuscules, avec des pâtes d’amande de couleur et de petites perles argentées, ainsi que des motifs de fleurs et de fruits. C’était beau et plein de grâce, j’étais éblouie.
Mais j’étais aussi, joyeuse et excitée d’être là, dans cette ville que j’avais rêvée de voir et de revoir. Je disais à tous que j’étais née à Alger, ici-même, rue Charras. Ce nom-là était une litanie de l’allégresse, un signifiant de bonheur. Comme nous n‘étions pas loin, le guide et le garde du corps acceptèrent de s’écarter du parcours autorisé pour m’y conduire.
Mon retour se trouvait facilité de leur bonté, de leur bienveillance. Ils étaient là, pour que s’accomplisse l’espoir lointain d’une petite fille qui revenait marcher dans les traces vivantes de son enfance.
J’ai marché dans la rue Charras avec aisance et légèreté. C’était inouï.
J’ai retrouvé l’immeuble du 8 où j’étais née. Nous avons monté quelques marches. Dans le hall de l’immeuble il y avait des boîtes aux lettres en bois sombre et un vieil ascenseur en panne.
Au premier étage, la sonnette ne fonctionnait pas et nous avons toqué la porte dont je supposais qu’elle était celle de mon appartement. Personne ne nous a répondu. J’étais déçue. La personne qui nous accompagnait en questionna une autre qui passait par là. On nous accompagna à une autre porte. On nous ouvrit et l’on nous fit entrer. J’expliquai à la fois en français et en gestes que j’avais habité cette maison lorsque j’étais enfant.
Quelques hommes étaient là. Ils souriaient. Nous ne parlions pas l’arabe et ils parlaient par gestes. C’était un retour silencieux : nos hôtes étaient sourds et muets.
J’ai parcouru les lieux. Je me suis surtout souvenue du balcon d’où j’apercevais le marchand de jouets au fond de la rue. Le bazar Varnier de douce mémoire.
Nous sommes redescendus, dans le hall d’entrée, une femme faisait le ménage. Elle était accompagnée d’une petite fille de deux ou trois ans qui était mon double, mon image d’avant. Le temps s’était raccourci. Pour notre plus grand bonheur nous l’avions traversé. Pour nous souvenir et ré enchanter d’anciens moments et d’anciens lieux toujours vivants.
Je lus alors la petite carte de visite que nos hôtes m’avaient remise. Elle mentionnait :
« Association Nationale des sourds et muets d’Algérie » 8 rue Charras, Alger.
L’appartement de la rue Charras était devenu le lieu d’une langue de gestes. Puisque nous n’y aurions pas compris l’arabe et qu’ils n’auraient pas compris le français. Comme si une seule traduction par des gestes universels était possible dans ma maison perdue.
Il me restait le souvenir de ces instants et cette carte écrite en deux langues. C’était la trace physique que le retour avait eu lieu. C’était l’écho vivant du rêve accompli.
Mon adresse d’enfance que je tenais comme le lieu ancien de la joie et de la nostalgie était à présent le lieu du silence. Comme si une vieille et tenace douleur d’exil était concentrée là dans ces lieux qui nous connurent heureux mais qui ne pouvaient plus que se taire et essayer d’oublier. Auprès de muets et de sourds, pleins d’une empathie vivace pour nous, mais privés pour toujours du pouvoir de « dire » avec des mots.
Nicole Squinazi Teboul
Galerie de photos prises en juin 2019.
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