Par Jean Luc ALLOUCHE
Portrait du cardinal Cisneros, par Juan de Borgoña (ca. 1878).
A rebours, l’accueil de leurs frères locaux n’était pas, à l’occasion, toujours affable.
D’un responsum (téchouva) de Rabbi Yitzhak bar Chéchet (1326-1408) le fameux «Ribach»), concernant le débarquement de 45 réfugiés de Majorque, Valence et Barcelone, il s’avère qu’un quidam juif – d’origine espagnole ! – avait intercédé auprès du cadi afin qu’il empêche ces expulsés descendre de leur vaisseau sans s’acquitter d’une taxe… Bon prince, le cadi refusa cette mesure. Avec ces mots à l’adresse des fidèles musulmans :
« Je croyais que vous étiez des croyants, mais je constate que vous êtes des rebelles. Par conséquent, je ne vois pas pourquoi Dieu vous apporterez votre subsistance en ce monde. Un individu ne vit-il pas en obéissant simplement à la parole de Dieu ? »
(Au demeurant, nombres d’expulsés musulmans d’Espagne se heurtèrent aux mêmes préventions de la part de leurs coreligionnaires d’Algérie…)
A la suite de cet incident, Le Ribach aura cette apostrophe :
« Lorsque j'ai appris que certains Juifs se plaignaient de la venue d'autres coreligionnaires, je n'ai pu me contenir et j'ai annoncé devant quatre ou cinq personnes : voici que le prince et même le cadi désirent les admettre, et ce sont des Juifs qui font obstacle à cela ! Ceux qui chercheront à refouler ces juifs misérables à Majorque éprouveront de la honte dans ce monde-ci et dans le monde futur ! ».
Bon an, mal an, les mégorachim s’installent en majorité le long du littoral, depuis Honeïne à l’ouest, Oran, Mostaganem, Ténès, Alger, Bougie, jusqu’à Tunis. D’autres à Tlemcen, Miliana, Médéa, Constantine…
Il est certain que ces expulsés d’Espagne apportaient avec eux un savoir-faire professionnel, un potentiel économique et une érudition juive susceptibles de concurrencer les locaux. Dès ce moment, s’établissent les prémices d’un clivage entre « autochtones » (tochavim, les résidents) et les « expulsés » (mégorachim) qui s’accentuera avec l’arrivée massive de 1492.
Encore qu’à ce point il faille préciser, autant que faire se peut, les chiffres : selon l’historien Michel Abitbol, le nombre d’exilés séfarades arrivés en Afrique du Nord est estimé entre 20 000 et 40 000 – bien moindre qu’au Portugal (80 000) ou dans l’empire ottoman (entre 40 000 et 60000)1.
A Alger, ces Espagnols sont surnommés kaboussiïn (porteurs de capuches ou de faluches) et les indigènes, chikliïn ou ba’alé hamitsnéfet (« porteurs de turbans »). Plus riches, bénéficiant d’un entregent économique, voire diplomatique, ces « migrants » – dirait-on aujourd’hui – et leurs guides spirituels, tels le « Ribach », Rabbi Chimon ben Tsémah Duran (1361-1444, « Rachbats ») ou Rabbi Efraïm Encaoua (1359-1442) – sa hiloula à Tlemcen demeure dans toutes les mémoires – l’emportent peu à peu sur les vieux rabbins et s’imposent à la tête des communautés.
Ainsi, en 1394, le « Rachbats » (1361-1444) édicte des ordonnances, les Taqanot d’Alger, portant sur les lois matrimoniales qui s’appliqueront à toutes les communautés d’Algérie : le minhag Castilla – la coutume de Castille – devient celle d’Alger.
De même, Rabbi Amram Efrati, issu d’une célèbre famille de rabbins de Valence, devient celui d’Oran.
Pour en savoir plus
L’arrivée et l’installation en Algérie des Juifs d'Espagne (1)